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faits fimplement pour amufer les yeux ; quoiqu’ il
partage avec les meilleurs drames l’avantage d’in-
téreffer, d’émouvoir & de captiver le fpeélateurv,
par le charme de l’ intérêt & de l’illufion , on ne
l’a pas foupçonné de pouvoir parler à l’ame.
Si nos ballets font foibles , monotones , îanguif-
fans, s’ils font dénués d’intention, d’expreffion &
de caraélère , c’eft moins, je le répète, la faute de
l’art que celle de l’artifte ; ignore t il que la danfe ,
unie à la pantomime , eft un art d’imitation ? Je
jferois tenté de le croire, puifque le plus grand
nombre des compofiteurs fe borne à copier lèrvi-
lement un certain nombre de pas & dé figurés dont
le public eft rebattu depuis des 'fiècles ; de forte
que les ballets de Phaéton ou de tout autre opéra ,
remis par un compofiteur moderne, différent fi peu
de ceux qui avoient été faits dans la nouveauté, que
Ton s’imagineroit que ce font toujours les mêmes.
En effet il eft rare, pour ne pas direimpoflible ,
de trouver du génie dans les plans , de l’élégance
dans les formes, de la légèreté» dans les grouppes ,
de la précifion & de la netteté dans les chemins
qui conduifent aux différentes figures ; à peine
connoît-on l’art de dégnifer les vieilles chofes, &
de leur dohner un air de nouveauté.
11 faucîroit que les maîtres de ballets confultaflent
les tableaux des grands peintres ; cet examen les
rapprocheroit fans doute de la nature ; ils évite-
roient alors , le plus fouvent qu’il leur feroit pofli-
ble , cette fymétrie dans les figures qui , faifant répétition
d’objets, offre fur la même toile deux tableaux
femblabîesr
Dire que je blâme généralement toutes les figures
fymétriques , penfer que je prétende en abolir
totalement l’ufage, ce feroit cependant mal interpréter
mes idées.
L’abus des meilleures chofes eft toujours nnifi-
ble ; je ne défapprouve que l’ufage trop fréquent
& trop répété de ces forres de figures ; ufage dont
mes confrères fendront le v ice, lorfqffils s’attacheront
à copier fidèlement la nature & à peindre fur
la fcène les différentes paffions , avec les nuances
& le coloris que chacune d’elles exige en particulier.
Les figures fymétriques de la droite à la gauche
ne font fupportables , félon moi, que dans les
corps d’entrée, qui n’ont aucun caraélère d’expref-
fion , & qui, ne difant rien, font faits uniquement
pour donner le temps aux premiers danfeurs de reprendre
leur refpiration. Elles peuvent avoir lieu
dans un ballet gén'éral qui termine une fête ; elles
peuvent encore paffer dans des pas d’exécution,
de quarte, de fïx , & c . , quoique, à mon fens, il
foit ridicule de facrifier, dans ces fortes de morceaux
, l’expreffion & le fentiment à l’adreffe du
txvps & à l’agilité des. jambes ; mais la fymmérrie
doit faire place à la nature dans les fcènesdaélion.
Un exemple , quelque foible qu’il foit, me rendra
peut-être plus intelligible >. & fuffira pour étayer
mon fentiment.
Une troupe de Nymphes, à i’afpeéï imprévu
d’une troupe de jeunes Faunes, prend la fuite avec
autant de précipitation que de frayeur ; les Faunes,
au contraire , pourfuiventles Nymphes avec cet
empreffement que donne ordinairement l’apparence
du plaifir ; tantôt ils s’arrêtent pour exami*
ner rimpreflion qu’ils font fur les Nymphes : celles-
ci fufpendent en même temps leur courfe ; elles
confidèrent les Faunes avec crainte, cherchent à
démêler leurs deffeins , & à s’affurer par la fuite un
afyle qui puiffe les garantir du danger qui les menace;
les deux troupes fe joignent; les Nymphes
réfiftent , fe défendent Ô£ s’échappent avec une
adreffe égale à leur légèreté, &c.
Voilà ce que j’appelle une fcène d’aélion, ou la
danfe doit parler avec feu, avec énergie ; oh les
figures fymmétriques &compaffées ne peuventêtre
employées fans altérer la vérité, fans choquer la
vtaifemblance, fans affoiblir l'aélion & refroidir
l'intérêt. Voilà, dis-je, une fcène qui doit offrir un-
beau défordre , & où l’art du compofiteur-ne doit fe
.montrer que pour embellir la nature.
Un maître de ballets, fans intelligence & fans
goût, traitera ce morceau de danfe machinalement
6c le privera de fon effet, parce qu’il n’en fentira
pas l’efprit. Il placera fur plufieùrs lignes parallèles
les Nymphes 8c les Faunes} il exigera fcrupuleufe-
ment que toutes les Nymphes foient pofées dans
des attitudes uniformes, & que les Faunes aient les
bras élevés à la même hauteur ; il fe gardera bien ,
dans fa diftribution, de mettre cinq Nymphes à
droite, & fept Nymphes à gauche ; ce feroit pêcher
contre les vieilles règles de l’opéra ; mais il fera un
exercice froid & compaffé d’une fcène d’aélion qui
doit être pleine de feu.
Des critiques de mauvaife humeur, & qui ne
connoiffent point affez l’art pour juger de fes dif-
férens effets , diront que cette fcène ne doit offrir
que deux tableaux ; que le defir des Faunes doit tra*
cer l ’un, & la crainte des Nymphes peindre l’autre.
Mais que de nuances différentes s ménager dans
cette crainte & ce defir ! que d’oppofitions , que
de gradations & de dégradations à obferver, pour
que de ces deux fentimens il en réfulte une multitude
de tableaux, tous plus animés les uns que les
autres t
Les paffions étant de même chez touts les hommes
, elles ne diffèrent qu’à proportion de leur fen-
ftbilité ; elles agiffent avec plus ou moins de force
fur les uns que fur les autres, & fe manifeftént au
dehors avec plus ou moins de véhémence 8c d’im-
pétuofité.. Ce principe pofè, & que la nature démontre
touts les jours , on doit diverfifier les attf*
tudes, répandre des nuances dans l’exprefîion , &
dés-lors l’aélion pantomime de chaque perfennage
ceffe d’être monotone. Ce feroit être auffi fidèle
imitateur qu’excellent peintre, que de mettre de la
variété dans l’expreffion des têtes, de donner à
quelques-uns des faunes de la férocité , à ceux-là
moins d’emportement, à ceux-ci un air plus tenr
dre, aux autres enfin un caraélère de volupté qui
fufpendroit ou qui partageroit la crainte des Nymphes.
L’efquiffe de ce tableau détermine naturellement
la compofition de l'autre ; je vois alors
des Nymphes qui flottent entre le plaifir & la
crainte ; j’en apperçois d’autres qui me peignent par
le contrafte de leurs attitudes , les différents mouvements
dont leur ame eft agitée; celles-ci font
plus fières que leurs compagnes ; celles-là mêlent
à leur frayeur un fentiment de curiofite, qui rend
le tableau plus piquant ; cette diverfité eft d’autant
plus féduifante , quelle eft l’image de la nature.
Convenez donc que la fymmétrie doit toujours
être bannie de la danfe en aélion. f f
Je demanderai à touts ceux qui ont des préjuges
d’habitude , s’ils trouveront de la fymmétrie dans
un troupeau de brebis qui veut échapper à la dent
jfleurtrière des loups , ou dans des payfans qui
abandonnent leurs champs & leurs hameaux, pour
éviter la fureur de l’ennemi qui les pourfuit ? Non
fans doute ; mais l’art eft de fçavoir déguifer l’art.
Je ne prêche point le défordre & la confufion ; je
veux , au contraire, que la régularité fe trouve dans
l’irrégularité même ; je demande des grouppes ingénieux,
des fituations fortes, mais toujours naturelles
, une manière de compofer qui dérobe aux yeux
toute la peine du compofiteur. Quant aux figures ,
elles ne font en droit de plaire que lorfqu’elles font
préfentées avec rapidité, & deffinées avec autant
de goût que d’élégance.
Des maîtres de ballets.
Je ne puis m’empêcher de défapprouver les
maîtres de ballets qui ont l’entêtement ridicule de
. vouloir que les figurans & les figurantes fe modèlent
exaélement d’après eux , & compaffent leurs
mouvements, leurs geftes & leurs attitudes d’après
les leurs; cette fingulière prétention ne doit-elle
pas s’oppofer aü développement des grâces naturelles
des exécutans , & étouffer en eux le fentiment
d’expreffion qui leur eft propre ?
Ce principe me paroît d’autant plus dangereux ,
qu’il eft rare de trouver des maîtres de ballets qui
Tentent ; il y en a fi peu qui foient excellens comédiens
, & qui poffèdent l’art de peindre, par les
geftes , les mouvements dé l’ame; il eft, dis-je, fi
difficile de retrouver parmi nous Batyle & Pyla-
des, que je ne faurois me difpenfer de condamner
touts ceux qui , par l’idée qu’ils ont d’eux-
mêmes , prétendent à fe faire imiter. S’ils fentent
foiblement, ils exprimeront de même ; leurs geftes
feront froids, leur phyfionomie fans caraélère ,
leurs attitudes fans paffion. N’eft-ce pas induire les
figurans à erreur , que de leur faire copier du médiocre
? n’eft-ce pas perdre fon ouvrage , que de
le faire exécuter gauchement ? Peut-on d’ailleurs
j donner des préceptes fixes pour l’aélion pantomi-
i me ? Lesgeftes ne font-ils pas l’ouvrage de l’ame ,
& les interprètes fidèles de fes mouvements ?
Un maître de ballets fenfé doit faire , dans cette
cïrcotiflance, ce que font la plupart des poètes,
qui, n’ayant ni les talents , ni les organes propres
à la déclamation , font lire leur pièce, 8c s’abandonnent
entièrement à l'intelligence des comédiens
pour la repréfenter. Ils afliftent, direz-vous , aux
répétitions, j’en conviens ; mais ils donnent moins
de préceptes que de confeils. Cette Jc'ene me paroît
rendue foiblement ; vous ne mettes pas ajfe% de débit
dans telle autre ; celle-ci n e f pas jouée avec ajfeç de
feù le tableau qui réfulte de cette fituation me
laiffe quelque chofe à defirer ; voilà le langage du
poète. Le maître de ballets, à fon exemple , doit
faire recommencer une fcène en aélion , jufqu’à ce
qu’enfin ceux qui l’exécutent aient rencontré cet
iuûantde naturel inné chez touts les hommes ; inf-
tant précieux , qui fe montre toujours avec autant
de force que de vérité , lorfqu’ü eft produit par
le fentiment. • v
Le ballet, bien compofé eft une peinture vivante
des paffions , des moeurs, des ufages , des cérémonies
& du coflume de touts les peuples de la terre ;
conféquemment il doit être pantomime dans touts
les genres , & parler à l’ame par les yeux. Eft-il
dénué d’expreffion, de tableaux frappans, de fituations
fortes, il n’offre plus alors qu’un fpeélacle
froid 8c monotone. Ce genre de compofitjon ne
peut fouffrir de médiocrité ; à l’exemple de la peinture
, il exigé une perfeélion d’autant plus difficile
à atteindre, qu’il eft fubordonné à l’imitationfidelle
de la nature, & qu’il eft mal-aifé, pour ne pas dire
impoflible, de faifir cette forte de vérité féduifante'
qui dérobe l illufion au fpeélateur, qui le transporte,
en un inftant, dans le lieu où la fcène a dû
fe paffer, qui met fon ame dans la même fituation
où elle feroit, s’il voyoit l’aélion réelle dont l’art
ne lui préfente que l’imitation. Quelle précifion ne
faut-il pas encore avoir , pour n’ètre pas au-deffus
ou au-deffous de l’objet que l’on veut imiter ? Il
eft auffi dangereux de trop embellir fon modèle
que de l’enlaidir; ces deux défauts s’oppofent également
à la reffemblance ; l’un exagère la nature ,
: l’autre la dégrade.
Les ballets étant des repréfentations, ils doivent
réunir les parties du drame. Les fujets que l’on
traite en ce genre fo n t, pour la plupart, vuides de
fens, & n’offrent qu’un amas confus de fcènes
auffi mal coufues que défagréablement conduites ;
cependant il eft., en général, indifpenfable de fe
foumettre à de certaines règles. Tout fujet de ballet
doit avoir fon expofition , fon noeud & fon
dénouement. La téumte de ce genre de fpeélacle
dépend en partie du bon choix des fujets & de
leur diftribution.
L ’art de la pantomime eft fans doute plus borné
de nos jours, qu’il ne l’étoit fous le règne d’Au-
gufte ; il eft quantité de chofes qui ne peuvent fe
rendre intelligiblement par le fecours des geftes.
Tout ce qui s’appelle dialogue tranquille, ne peut
trouver place dans la pantomime. Si le compofiteur
n’a pas l’adreffe de retrancher de fon fujet ce