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toucher le coeur, fans remuer les pâmons , fans
ébtanler l’aine, ils ceffent dès-lors d’être aimables
& de plaire ; la voix de la nature & l’expreftion
fidelle du fentiment porteront toujours 1 émotion
dans les âmes les moins fenfibles ; le plaifir eft un
tribut que le coeur ne peut refufer aux chofes qui le
flattent & qui l’intéreffent. t .
Un grand violon d’Italie arrive-t-il a Pans, tout
le monde le court & perfonne ne l’entend ; cependant
on crie ail miracle. Les oreilles n ont point été
flattées de fon jeu , fes fons n’ont point touché ,
mais les yeux fe font amufés; il a démanché avec
adreffe , fes doigts ont parcouru le manche avec
légèreté ; que dis j e , il a été jufqu au chevalet ; il a
accompagné ces difficultés de plufieurs contorfions
qui étoient autant d’invitations, & qui vouloient
dire : MeJJisurs , regardez-moi , mais ne m'écoutez
pas ♦ ce pajfage ejl diabolique ; il ne flattera pas votre
oreille , quoiqu'il fajje grand bruit ; mais il y a vingt
ans que je l'étudie. L’applaudiffement part ; les bras
& les doigts méritent des éloges ; & on accorde à
l ’homme-machine 8c fans tete , ce que 1 on refufera
confiant ment de donner a un violon françois qui
réunira au brillant de la main 1 expreffion, 1 efprit ,
le génie & les grâces de fon art.
Les. danfeurs Italiens ont pris depuis quelque
temps le contre-pied des muficiens. Ne pouvant
occuper agréablement la vue, & n ayant pu hériter
de la gentilleffe de Foflan, ils font beaucoup de
bruit avec les pieds en marquant toutes les notes ;
de forte qu’on voit jouer avec admiration les violons
de cette nation, & qu’on écoute danfer avec
plaifir leurs pantomimes. Ce n’eft point-la le but
que les beaux arts fe propofent ; ils doivent peindre,
ils doivent imiter , mais avec des moyens naturels
, fimpies, ingénieux Le goût n’eft pas dans
les difficultés ; il tient de la nature fes agrémens.
Tant que l’on facrifiera le goût aux difficultés ,
que l’on ne raifonnera pas , que l’on fera confifter
la danfe en tours de force , en voltiger, l’on fera un
métier vil d’un art agréable ; la danfe, loin de faire
des progrès , dégénérera & rentrera dans l’obfcu-
rité , & j’ofe dire dans le mépris où elle étoît il n’y
a pas un fiècle.
Ce ne feroir pas m’entendre que de penfer que
te cherche à abolir les mouvements ordinaires des
bras , tout?les pas difficiles & brillans , & toutes
les pofmons élégantes de la danfe ; je demande
plus de variété 8c d’expreflion dans les bras, je
voudrois les voir parler avec plus d’énergie ^ ils
peignent le fentiment 8c la volupté, mais ce n eft
pas affez; il faut encore qu’ils peignent la fureur,
la jaloufie, le dépit, l’inconftance, la douleur, la
vengeance , l’ironie, toutes les paffions de ffiom-
me, & que , d’accord avec les yeux , la phyfiono-
mie & les geftes , ils me faflent entendre le fentiment
de la nature. Je veux encore que les pas Soient
placés avec autant d’efprit que d art, & qu ils repondent
à l’aâion & aux mouvements de l’ a me du
danfeur; j’exige que'dans une expreffion vive on
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ile forme point de pas lents ; que dans une fcènç
grave on n’en faffe point de légers ; que dans des
mouvements de dépit on fâche éviter touts ceux
qui, ayant de la légèreté , trouveroient place dans
un mouvement d’inconftance ; je voudrois enfin
que l’on ceflat, pourainfi dire , d’en faire dans les,
inftants de défeipoir& d'accablement ; c’eft au vi-
fage feul à peindre; c’eft aux yeux à parler; les
bras même doivent être immobiles ; & ledanfeur,
dans „ces fortes de fcènes, ne fera jamais aufii excellent
que lorfqu’il ne danfera pas, ou que fa danfe
n’aura pas l’air d’en être une. C ’eft-làou l’art & l’imagination
du maître de ballets doivent agir : qu’il
fuive toutes mes vue s , toutes mes idées , qu’il fe
faffe un genre neuf ;*il verra alors que tout ce que
j’avance peut fe mettre en pratique & réunir touts
les fuffrages.
Quant aux pofmons, tout le monde fait qu’il y
en a cinq ; on prétend même qu’il y en a dix , divi-
fées affez fingulièrement en bonnes ou en mauvai*
fes, en fauffes ou en vraies. Le compte n’y fait rien ,
& je ne le contefterai point ; je dirai Amplement
que ces pofitions font bonnes à fçavoir, & meilleures
encore à oublier, & qu’il eft de l’art du grand
danfeur de s’en écarter agréablement. Au refte, toutes
celles où le corps eft ferme 8c bien deffiné font
excellentes ; je n’en connois de mauvaifes que lorf-
que le corps eft mal grouppé, qu’il chancèle, 8c que
les jambes ne peuvent le foutenir. Ceux qui font
attachés à l'alphabet de leur profeffion , me traiteront
d’innovateur 8c de fanatique ; mais je les renverrai
à l’école de peinture & de fculpture, & je
leur demanderai enfuite s’ils approuvent ou s’ils
condamnent la pofition du beau Gladiateur & celle
de l’Hercule ? les défapprouvent-ils ? j’ai gain de
caufe, ce font des aveugles ; les approuvent-ils ? ils
ont perdu , puifque je leur prouverai que les pofitions
de ces deux ftatues, chefs-d’oeuvre de l’antiquité
, ne font pas des pofitions adoptées dans les
principes de la danfe.
La plus grande partie de ceux qui fe livrent au
théâtre , croient qu’il ne faut avoir que des jambes
pour être danfeur, de la mémoire pour être comédien
, & de la voix pour être chanteur. En partant
d’un principe auffi faux , les uns ne s’appliquent
qu’à remuer les jambes , les autres qu’à faire des
efforts de mémoire, & les derniers qu’à pouffer
des cris ou des fons ; ils s’étonnent, avec plufieurs
années d’un travail pénible , d’être jugés détefta-
bles ; mais il n’eft pas poffible de réuffir dans un
art fans en étudier les principes, fans en connoître
l’efprit & fans en fentir les effets. Un bon ingénieur
ne s’emparera pas des ouvrages les plus foibles
d’une place, s’ils font commandés par des hauteurs
capables de les défendre & de l’en déloger. L’uni-,
que moyen d’affurer fa conquête, eft de fe rendre
maîtrë des principaux ouvrages & de les emporter ;
parce que ceux qui leur font inférieurs ne feront
plus alors qu’une foible réfiftance , ou fe rendront
d’eux-mêmes. Il en eft des arts comme des places ,
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& des aftiftes comme des ingénieurs ; il ne s’agit
pas d’effleurer , il faut approfondir ; ce n eft pas
affez que de connoître les difficultés , il faut^ les
combattre 8c les vaincre. Ne s’attache-t-on qu aux
petites parties, ne faifit on que la fuperficie des
chofes ? On languit dans la médiocrité & dans
l ’obfcurité.
Je ferai d’un homme ordinaire un danfeur comme
il y en a mille , pourvu qu’il foit paffablcment
bien fait ; je lui enfeignerai à remuer les bras & les
jambes & à tourner la tête ; je lui donnerai de la
fermeté ÿ du brillant & de la vîteffe ; mais je ne
pourrai le douer de ce feu, de cet efprit, de ces
grâces 8c de cette expreffion de fentiment qui eft
l’ame de la vraie pantomime ; la nature fut toujours
au-deffus de l’art; il n’appartient qu’à elle de faire
des miracles. | ■ ,
Le défaut de lumières & de goût qui régné parmi
la plupart des danfeurs, prend fa fource de la mau-
vaife éducation qu’ils reçoivent ordinairement. Ils
fe livrent au théâire , moins pour s’y diftinguer
que pour fecouer le joug de la dépendance ; moins
pour fe dérober à une profeffion plus tranquille que
pour jouir des plaifirs qu’ils croient rencontrer a
chaque inftant dans celle qu’ils embraffent ; ils ne
voient, dans ce premier moment d’enthoufiafme ,
que les rofes du talent qu’ils veulent acquérir. Ils
apprennent la danfe avec fureur ; leur goût fe ral-
lentit à mefure que les'difficultés fe font fentir 8c
qu’elles fe multiplient ; ils ne faififfent que la partie
groffière de l’art ; ils fautent plus ou-moins haut ;
ils s’attachent à former machinalement une multitude
de pas ; & femblables à ces enfans qui difent
beaucoup de mots fans idées & fans fuite , ils font
beaucoup de pas fans motifs, fans goût 8c fans
grâces.
Ce mélange innombrable de pas enchaînes plus
ou moins mal, cette exécution difficile , ces mouvements
compliqués, ôtent, pour ainfi dire, la pa- .
rôle à la danfe. Plus de fimplicité , plus de douceur
& de moelleux dans les mouvements pro-
cureroit au danfeur la facilite de peindre & d’exprimer.
Il pourroit fe partager entre.le méchaniime
des pas & les mouvements qui,font propres à rendre
les paffions ; la danfe alors délivrée des petites
chofes, pourroit fe livrer aux plus grandes. Il eft
confiant que l’effoufflement qui réfukè d’un travail
fi pénible, ôte les moyens au danfeur ; que les
entrechats & les cabrioles altèrent le caractère de
la belle danfe; & qu’il eft moralement impoffible
de mettre de l’ame, de la vérité & de l’expreffion
dans les mouvements, lorfque le corps eft fans
ceffe ébranlé par des fecouffes violentes & réitérées
, & que Vefprit n’eft exactement occupé qu'à
le préferver des accidents , des chûtes qui le mer
• nacent à chaque inftant.
On ne doit pas s’étonner de trouver plus d’intelligence
& de facilité à rendre le fentiment parmi
les comédiens que parmi les danfeurs. La plupart
des premiers reçoivent communément plus d’èdu -,
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cation que les derniers. Leur état d’ailleurs les
porte à un genre d’étude propre à donner, avec
l’ufage du monde & le ton de la bonne compagnie,
l’envie de s’inftruire & d’étendre leurs cou-
noiffances au-delà des bornes du theatre ; ils s atta**
chent à la littérature ; ils connoiffent les poètes
les hiftoriens ; 8c plufieurs d’entre eux ont prouvé ,
par leurs ouvrages, qu’ils joignoient au talent de
bien dire , çelux de compofer agréablement. Si
toutes ces connoiffances ne font pas exactement
analogues à leur profeffion, elles ne laiffent pas de
contribuer à la perfection à laquelle ils parviennent.
De deux aéieurs également fervis par la nature,
celui qui fera le plus éclairé fera, fans contredit ,
celui qui mettra le plus d’efprit 8c de légèreté dans
fon jeu. ; ■
Les danfeurs devroient s'attacher, ainfi que les
comédiens, à peindre 8c à fentir, puifqu’ ils ont le
même objet à remplir. S’ils ne font vivement af-
feâés de leurs rôles , s’ils n’en faififfent le caraCtère
avec vérité 9 ils ne peuvent fe flatter de reuffir & de
plaire ; ils doivent également enchaîner le public
par la. force de l’illufion, & lui faire éprouver touts
les mouvements dont ils font animes. Cette ve*
r iié , cet enrhoufiafme qui caradérife le grand acteur
& qui eft l’ame des beaux arts, eft , fi j ’ofe
m’exprimer ainfi , l’image du coup eleétrique ; c eft
un feu qui fe communique avec rapidité , qui em*
brafe dans un inftant l’imagination des fpeâateurs,
qui ébranle leur ame & qui ouvre leur coeur à la
fenfibilité.
Le cri de la nature , ou les mouvements vrais de
l’aCÙon pantomime, doivent également toucher ; le
premier attaque le coeur par 1 ouie, le dern ier par la
vue -; ils feront l ’un 8c l’autre une impreffion auffi
forte, fi cependant les.images de la pantomime font
auffi v iv e s , auffi frappantes & auffi animées que
celles du difeours. k
Il n’eft pas poffible d’imprimer cet intérêt en
récitant machinalement de beaux vers & en faifant
tout Amplement de beaux pas ; il faut que lame ,
la phyfio no mie, le gefte & les attitudes parlent
toutes à-là-fois , 8c qu’elles parlent avec autant d’énergie
que de vérité. Le fpe&ateur fe mettra-t-il à
la place de l’a&eur, fi celui-ci ne le met à celle du
héros qu’il repréfente ? Peut-il efpérer d’attendrir &
de faire verfer des larmes, s’il n’en répand lui-
même ? Sa fituation touçhera-t-elle , s’ il ne la rend
touchante , & s’il n’en eft vivement affeélé i
Vous me direz peut-être que les comédiens ont
fur les danfeurs l’avantage de la parole, la force 8c
l’énergie du difeours. Mais ces derniers n’ont-ils
pas les geftes, les attitudes, les pas & la mufique ,
que l’on doit regarder comme l’organe & l’interprète
des mouvements fucceffifs du danfeiu ?
Pour que notre art parvienne à ce degré de fu-
blimité que je demande & que je lui fouhaite , il
eft indifpenfablement néceffaire que les danfeurs
partagent leur temps . & leurs études entre l’efprit»
8c le corps, & que touts les deux foient enfemblg