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chaleur par Ha (Te. L’avantage fans doute eût été
certain , non-feulement pour la danfe , mais encore
pour les autres arts qui concourent aux charmes
& à la perfection de l’opéra ; fi le célèbre Rameau
avoit pu , fans offenler les Neftors du fiècle ,
& cette foule de gens qui ne voient rien au-dtffus
de Lully , mettre en mufique les chefs-d’oeuvre du
père & du créateur de la poéfie lyrique. Cet homme
, d’un génie vafte , embraffoit toutes les parties
à-la-fois dans fes compofitions ; tout eft beau , tout
eft grand , tout eft harmonieux ; chaque artifte
peut, en entrant dans les vues de cet auteur, produire
des chefs-d'oeuvre différens. Maîtres de mufique
& de ballets , chanteurs & danfeurs , choeurs,
tous également peuvent avoir part à fa gloire. Ce-
n’eft pas que. la danfe, dans touts les opéras de
Quinault, foit généralement bien placée & toujours
en aéfon ; mais il feroit facile de faire ce que
le poète a négligé, & de finir ce q u i, de fa part,
ne peut être envifagêque comme des ébauches.
Dufle-je me faire une multitude d’ennemis fexa-
génaires ; je dirai que la mufique dan fan té de Lully
eft froide, langoureufe & fans caraâère ; elle fut
compofée à la vérité dans un temps où la danfe
étoit tranquille, 8c où les danfeurs ignoroient totalement
ce que c’eft que rexpreffion. Tout étoit
donc à merveille , la mufique étoit faite pour la
danfe , 8c la danfe pour la mufique ; mais ce qui
£e marioit alors , ne peut s’ allier aujourd’hui ; les
pas font multipliés ; les mouvements font rapides
& fe fuccédent avec promptitude ; les enchaînements
& le mélange des temps dont fans nombre ;
les difficultés, le brillant, la vîreffe, les repos , les
indècifions, les attitudes, les pofitions variées ,
tout cela, dis-je, ne peut plus s’ajufter avec cette
mufique tranquille & ce chant uniforme qui régnent
dans la compofition des anciens maîtres. La danfe
fur de certains airs de L u lly , me fait une impref-
ûon femblable à celle que j’éprouve dans la fcène
des deux doâeurs du mariage forcé de Moliere. Ce
contrafte, d’une volubilité extrême & d’un flegme
inébranlable, produit fur moi le même effet. Des
contraftes aufli choquans ne peuvent en vérité
trouver place fur la fcène; ils en détruifent le
charme & l’harmonie , & privent les tableaux de
leurensemble.
La mufique eft à la danfe ce que les paroles font
à la mufique; ce parallèle ne fignifie.autre chofe ,
fi ce n’eft que la mufique danfante eft ou devroit
être le poème écrit, qui fixe & détermine les mouvements
& l’aâion du danfeur, celui-ci doit donc
le réciter & le rendre intelligible par l’énergie Sc
la vérité de fes-geftes, par l’expreflion vive & animée
de fa phyfionomie : conféquemment la danfe
èn aâion eft l’organe qui doit rendre & qui doit
expliquer clairement les idées écrites de la mufique.
Rien ne feroit ft ridicule qu’ un opéra fans paroles
; jugez-en , je vous prie , par la fcène <£'Antonio.
Çaracalla, dans la petite pièce de la Nouveauté ;
fans le dialogue qui la précède, comprendroit-on
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quelque chofe à Taâion des chanteurs ? Eh bien 1
la danfe fans mufique n’eft pas plus exprefiive que
le chant fans paroles : c’eft une efpèce dé folie- ;
tours fes mouvements font extravagants & n’onr
aucune fignification. Faire des pas hardis & brillants
; parcourir le théâtre avec autant de vîtefi'e
que de légèreté fur up air froid & monofone, voilà
ce que j’appelle une danfe fans mufique. C ’eft à la
compofition variée & harrnonieufe de Rameau ;
c’eft aux traits & aux conventions fpirituelles qui
régnent dans fes airs , que la danfe doit tous les
progrès. Elle a été réveillée, elle eft fortie de la
léthargie où elle étoit plongée , dès l’irtftant que ce
créateur d’une mufique favante , mais- toujours
agréable 8c toujours voluptueufe, a paru fur la
fcène. Que n’eût-il pas fa it, fi l'ufage de fe con-
fulter mutuellement eût régné à lopéra , fi le poète
& lé maître de ballets lui avoient communiqué
lenrs idées, fi on avoit eu le foin de lui efquiffèr
l’aâion de la danfe , les pallions qu’elle doit peindre
fucceftivement dans un fujet raifonné , & les
tableaux qu’elle doit rendre dans telle ou telle
fituation 1 ’c’eft" pour lors que la mufique auroit
porté le caraclére du poème, qu’elle auroit tracé
les idées du poète, quelle auroit été parlante &
exprefiive, & que le danfeur auroit été forcé d’en
faifir les traits , de fe varier & de peindre à fou
tour. Cette harmonie qui auroit régné dans’deux
arts fi intimes, auroit.produit l’effet le plus tédui-
fiant & le plus admirable ; .mais par un malheur ,
effet de l’amour - propre , les arriftesloin de fe
connoître & de fe confulter, s’évitent ferupuieufe-
ment. Comment un fpeftacle auffi compofé que
celui de l’opéra peut-il réulîir, fi ceux qui font à
la tête des différentes parties qui lui font effentiel-
le s , opèrent fans fe communiquer leurs idées ?
Le poète s’imagine que fon art l’élève au-deffus
du muficien : celui-ci craindroit de déroger, s’il
confultoit le maître de ballets ; celui-là .ne fe communique
point au deffinateur ; le peintrei décorateur
ne parle qu’aux peintres en fous^ordre ; .& le
machinîfte enfin , fouvent méprifé du peintre ,
commande fouverainement aux manoeuvres du
théâtre. Pour peu que le poète shumanifât, il donneront
le ton , 8c les chofes changeaient de face ;
mais il n’écoute que fa verVe ; dédaignant les autres
arts , il ne peut en avoir qu’une foible idée ; il
ignore l’effet que chacun d’eux peut produireen particulier,
& celui qui peut réfulter de leur union &
de leur harmonie. Le muficien , à fon exemple ,
prend les paroles , il les parcourt fans ^attention,
8c fe livrant à la fertilité de fon génie, il compofe
de la mufique qui ne fignifie rien , parce qu’il n’a
pas entendu le fens de ce qu’il n’a lu que des
yeux , ou qu’il facrifie au brillant de fon art & à
l’harmonie qui le flatte , l’expreffton vraie qu’il de-
vroit attacher au récitatif. Fait-il une ouverture -
elle n eft point relative à l’aâion qui^ va fe paffer ;
qu’importe après tout, n’eft-il pas fur de la reuf'
, fiie elle fait grand bruit J les airs de danfe font
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toujours ceux qui lui codent le moins à catnpofer ; .
il fuir à cet égard les vieux modèles ; fes predecel- |
feurs font fes guides ; il ne fait aucun effort pour
répandre de la variété dans ces fortes de morceaux
, & pour leur donner un caraâère neuf ; ce
chant monotone dont il devroit fe défaire , qui af-
foupit la danfe & qui endort le fpeSateur, eft ce-
lui qui le féduit, parce qu’il lui coûte moins de
peine à faifir, & que l’ imitation fervile des airs
anciens n’exige ni un gôût, ni un talent, ni un
génie fupérieur.
Le peintre-décorateur, faute de connoître par-,
faitementle drame, donne fouvent dans 1 erreur ;
il ne confulte point l’auteur, mais il fuit fes idees ,
qui, fouvent fauffes , s’oppofent à la vraifemblance
qui doit fe trouver dans les décorations, à l effet
d’indiquer le lieu de la fcène. Comment peut-il
réuffir , s’il ignore l’endroit où elle doit fe paffer .
Ce n’eft cependant que d’après via connoifiance
exaéle de l’aâion & des lieux qu il devroit agir ;
fans cela, plus de vérité, plus de coftume, plus
de pitîorefque.
Chaque peuple a des loix , des coutumes, des
ufages, des modes & des cérémonies oppofées ;
chaque nation diffère dans fes goûts , dans fon ar-
chiteéùire , dans fa manière de cultiver les arts ;
celui d’un habile peintre eft donc de faifir cette
variété ; fort pinceau doit être fidèle: s il n eft de
touts les pays, il celïe d’être vrai & n eft plus en
droit de plaire.
Le deffinateur pour les habits ne confulte per-
fonne ; il facrifie fouvent le coftume d’un peuple
ancien à la mode du jour ,ou au caprice d une dan-
feufe ou d’une chanteufe en réputation. ^
Le maître de ballets n’eft inftruit de rien : on le
charge d’une partition ; il compofe les danfes fur
la mufique qui lui eft préfentée ; il diftribue les pas
particuliers , & l’habillement donne ,enfuite un
nom 8c un caraâère à la danfe.
Le machinîfte eft charge du foin de prefenter
les tableaux du peintre dans le point de perfpec-
tive & dans le s différens jours qui leur conviennent
; fon premier foin eft de ranger les morceaux
de décoration avec tant de jufteffe , qu iis n’en forment
qu’un feul bien entendu 8c bien d’accord ;
fon talent confifteà les préfenter avec vît.effe.& à
les dérober avec promptitude. S’il n’a pas 1 art de
diftribuer les lumières à propos, il affoiblit 1 ouvrage
du peintre & il détruit l’effet de la décoration.
Telle partie du tableau qui doit être éclairée,
devient noire & obfcure ; telle autre qui demande
à être privée de lumière, fe trouve claire & brillante.
Ce n’eft pas la grande quantité de lampions
jertés au hafard ou arrangés fymmétriquemen^ qui
éclaire bien un théâtré , & qui fait valoir la feene ;
le talent confifte à favoir diftribuer les lumières par
parties ou par maffes inégales, afin de forcer les
endroits qui demandent un grand jour, de ménager
ceux qui en font moins fufceptibles. Le peintre
étant obligé de mettre des nuances & dés dégrada-
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rions dans ces tableaux , pour que la perfpeâive
s’y rencontre , celui qui doit l’éclairer devroit , ce
me femble , le confulter, afin d’obferver les mêmes
nuances & les mêmes dégradations dans les
lumières. Rien ne ferait plus mauvais qu’une décoration
peinte dans le même ton de couleur & dans
les mêmes nuances ; il n’y auroit ni lointain ni
perfpeâive ; de même , fi les morceaux de peinture
divifés pour former un tout , font éclairés
avec la même force., il n’y aura plus d’entente ,
plus de maffes, plus d’oppofition , & le tableau fera
fans effet.
Q u’il me foit permis de faire une digreflion ;
quoique étrangère à mon a r t , elle pourra peut-être
devenir utile à l’opéra.
La danfe avertit en quelque façon le machinifte
de fe tenir prêt *tu changement de décorations ;
vous favez en effet que le divertiffement terminé ,
les lieux changent. Comment remplit-on -ordinairement
l’intervalle des aéles , intervalle abfolument
néceffaire à la manoeuvre du théâtre , au repos
des aâeurs, & au changement d’habits de la danfe
& des choeurs ? Que fait l’orcheftre ? il détruit les .
idées que- la fcène vient d’imprimer dans mon
ame;.il joue un pajferpied ; il reprend un rigaudon
ou un tambourin fort gai , lorfque je fuis vivement
ému & fortement attendri par l’aftion férieufe ••
qui vient de fe paffer, il fufpend le charme d’un
moment délicieux ; il efface de mon coeur les images
qui l intéreffoient ; il étouffe & amortit le fen-
timent dans lequel il fe plaifoit : ce n’eft pas tout
-encore , & vous allez voirie comble de l’inintelli- -
j gence : cette aâion touchante n’a été qu’ébauchée ;
l’aâe fuivant doit la terminer & me porter les
derniers coups; or, de cette mufique gaie S: triviale
, on paffe fubirement à une ritournelle trifte
& lugubre; quel contrafte choquant ! s'il permet
encore à l’aéleur de me ramener à Pinterét qu’il
m’a fait perdre, ce ne fera qu’à pas lents ; mon
coeur flottera longtemps entre la diftraétion qu’il
. vient d’éprouver & la douleur à laquelle on tente
de le rappeler; le piège que lafiâion me préfente
une fécondé fois me paroît trop grciflîer ; je cherche
à l’éviter & à m’en défendre machinalement &
malgré moi, & il faut alors que l’art faffe des efforts
inouis pour m’en impofer & pour me faire fuc-
comber de nouveau. Vous conviendrez que cette
vieille méthode, fi chère er?core à nos muficiens ,
bleffe toute vraifemblance. Ils ne doivent pas fe
flatter de triompher de moi au point d’exciter à
leur gré & fubitèment dans mon a me , touts ces
ébranlements divers. Le premier inftanr me dif-
pofoit à céder à l’impreflion qui devoir réfulter des
objets qui m’étoient offerts ; le fécond détruit totalement
ce premier effet, & la nouvelle fenfa-
tion qu’il produit fur moi eft fi différente & fi distante
de celle à laquelle je m’étois d’abord livré ,
que je ne faurois y revenir fans une peine extrême;
fur-tout lorfque mes fibres ont naturellement plus
de prepenfion 8c plus de tendance à fe déployert