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de la multitude, foit qu’à force de donner des'fêtes
à la cour, l’imagination s’y fût peu-à-peu échauffée
, foit enfin que le cardinal Mazarin , maigre les
tracafferîes qu'il eut à foutenir & à détruire , y eut
porté ce fentiment v if des chofes aimables qui eft
fi naturel à fa nation ; il eft certain que les fpeéla-
cles , les amufements , les plaifirs pendant fon mi-
jûftère , n'eurent plus ni la grofliéreté, ni l’enflure,
qui furent le caraélère de toutes les fêtes d’éclat du
régné précédenr. _
Le cardinal Mazarin avoit de la gaieté dans l’ef-
p r it, du goût pour le plaifir, Si dans l’imagination i
moins de fafte que de galanterie. On trouve les
traces de ces trois qualités diftinélives dans touts
les bals & les grands ballets qui furent faits fous fes
yeux.
Benferade fut chargé de l’invention , de la conduite
& de l'exécution de prefque touts ces amufements.
Celui de Cafîandre exécuté au palais cardinal -le
26 février 16 5 1 , qui étoit de fa compofition , fut
le premier dans lequel on vit danfer Louis XIV. Il
avoit treize ans. Il continua de s’occuper de cet
exercice jufqu’en 1669. 11 l’abandonna alors pour
toujours , frappé de ces beaux vers de Britannicus
Pour toute 'ambition , pour vertu fingulière ,
I l excelle à conduire un char dans la carrière ,
A difputer des prix indignes de fes mains,
A fe donner lui-même en fpeêlacle aux Romains ,
A venir prodiguer fa voix fur un théâtre, &c.
Je ne m’étendrai point fur les fêtes trop connues
de ce rè*ne éclatant. On fçait dans les royaumes
voifms , comme en France , qu’il eft l’époque de
la grandeur de cet état, de la gloire des arts & de
la fplendeur de l’Europe.
Je me borne à rapporter une circonftancê qui
eft de mon fujet, & qui peut fervir à la confola-
tion , à l’encouragement, & à l’inftruéïfon des gens
de lettres & des artiftes. J’ai dit que Benferade
étoit c h a r g é de la compofition des grands ballets de
la cour. 11 avoit de la fertilité , la mécHanique du
vers facile , des grâces, de la fiiieffe j un tour galant
dans l’efpritrPeut-être manquoit-il d’élévation ;
mais il avoit de la jufteffe, & s’il avoit eu plus de
temps à lui pour les compofitions fréquentes qu’on
lui demandoit, il y auroit mis fans douté plus de
correâion.
Ce poëte devint bientôt célèbre dans ce genre ;
mais le P . . . . de P * * * , homme fort aimable, &
fait en tout pour la bonne compagnie , qui en ce
temps-là étoit toujours excellente ^balança fa réputation
, & fans le vouloir peut-être, fut fur le
point de la lui ravir. Le P . . . . de P * * * avoit réellement
de l’efprit, des connoiffances & du goût
autant qu’il en faut pour fentir les beautés d’une
compofition théâtrale , pour éclairer un auteur ,
pour décider même de fon degré de talent ; mais
Bien moins que n’en exige l ’invention, la char-
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pente, l’affetnblage en un mot d’un grand ouvrage.
Il s’étoit trouvé à portée de voir Benferade , d’examiner
fes plans, & quelquefois de faire de petits
vers pour les gens de qualité qui dévoient en
remplir les pèrfonnages.
11 n’en fallut pas davantage pour lui donner à la
cour une confidération qu’il méritoit fans doute
d’ailleurs, & qui auroit dû être indifférente à Benferade
, fi elle né s’étoit pas établie fur les débris
de la fienne.
L’auteur eft difeuté publiquement & à la rigueur.
L’homme du monde qui travaille , dit-on , pour
fon plaifir, eft toujours jugé à huis clos & par des
juges de faveur. On attend tout du premier; 011
n’exige prefque rien du fécond. Les ouvrages de
i l'un font comme une ftatue toute nue expoféè , au
fortir des mains de l’artifte, aux regards critiques de
la multitude des connoiffeurs & de fes rivaux. Les
gentillefles de l’autre reffemblent à ces femmes plus
adroites que belles , qui ne fe lai fient voir c[ue furtivement,
& dans des réduits peu éclairés. Tels
étoient les avantages des jolis vers du P . . . . de
P * * * , fur les travaux de longue haleine de Benferade.
Quelques quatrains aflez ingénieux avoient
plus fait pour le poëte de fociété, que vingt ballets
repréfentés avec fuccès n’avoient pu faire pour
le poëte en titre d’office.
Ce n’étoit pas tout. A mefure que l ’idée qu’on
fe formoit du P . . . . de P * * * croifloit dans les ef-
prits trop prévenus pour lui , on fe dégoûtoit de
Benferade, dans les ouvrages duquel on croyoit
voir toujours les mêmes chofes. On afpiroit au
plaifir d’être dédommagé par un homme neuf, des rap-
fodies d’un auteur ufé. Ce difeours paffoit .de bouche
en bouche. 11 devint bientôt une rumeur , un
cri général ; le P . . . de P * * * en fut flatté, & s’y
laiffa prendre. Il compofa le ballet des amours dé-
guifés : on fit les plus riches préparatifs pour fon
exécution ; le roi voulut y danfer ; les dames les
plus qualifiées , les feigneurs les plus diftingués y
briguèrent des entrées. On regardoit le luccès
comme infaillible, le P . . . . de P * * * comme la
reffource unique , & Benferade comme un homme
médiocre , fans goût, fans imagination , Si prefque
fans talent. C ’eft dans ces difpofitions de toute la
cour, que l’ouvrage fut repréfenté le 13 février
1664 ; & il tomba de la manière la plus complette.
Benferade triompha; & la chûte de fon rival lui
auroit rendu toute fa gloire, s’il n’avoit avili fon
triomphe par un premier mouvement impardonnable.
Il fit de méchans vers contre le P • • • •
p * * * , qui à fon tour commença: de mériter fa
chûte , en répondant à l’injure de Benferadé par
une autre.
Les poètes , les gens de lettres, les artiftes ne
feront-ils jamais perfuadés, parles exemples éclatants
qui frappent leurs yeux , par l’expérience de
touts les fiècles , par la voix intérieure qui crie fans
celle dans le fond de leur coeur, que l’envie , &
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malignité, les fureurs de la jaloufie dégradent, avi-
1;fient, déshonorent ? , , . T1 «
La carrière des arts , eft celle de la gloire.-Il eft
imDofiible qu’on puiffe y courir fans obftacles ,lans
embarras , fans rivaux , il eft des moments de de-
août , des occafions d’impatience , des preferences
piquantes„ des coups inattendus, des revers douloureux
, des injuftices outrageantes. L ame s at-
feéle, l’efprit s’aigrit,, la bile s’allume, le trait
échappe , & il nous perd. '
Du flegme, une étude profonde , beaucoup de
patience., un grand fond de fermeté, la certitude
que les hommes ne font pas toujours injuftes, le
fecours du temps, & fur-tout des efforts ? redoublés
pour mieux faire ; voilà les moyens légitimes
qu’on doit fe ménager pour les cir.conftances mal-
heurêufes , les feules armes avec lefquelles il faut
combattre fes ennemis, les grandes reffoutees qu il
eft glorieux d’employer en faveur de la bonne
Les flots de la multitude emportent bien loin de
vous un rival qui vous eft inférieur. Dans ces moments
d’ivreffe & de délire , que peuvent vos murmures,
vos cris,, vos mouvements ? Oppofez une
tète froide à l’orage, & laiffez couler le torrent ; fi
la four ce dont il part n’eft ni pure ni féconde ;
vous le verrez bailler, fe deffécher , difparoître,
& ne laiffer après lui qu’une vafe infectée.
Une cabale puifiante fufeite contre vous une
foule de juges injuftes ; vous connoifiez l’auteur de
votre difgrace. La colère vous le peint avec des
traits q u i, rendus au grand jour, peuvent le couvrir
d’un ridicule éternel, Cette cruelle idée vous
rit & rien ne vous arrête. Votre plume fe trempe
dans le fiel. Vous efpérez tracer fa honte & im-
mortalifer votre vengeance. Quelle erreur ! le
blanc , contre lequel vous tirez à bout portant, eft
appuyé fur une colonne de marbre. La balle le
perce fans doute ; mais la colonne la repouffe contre
vous : vous tombez l’un Si 1 autre frappes du
même coup , & vous reftez à terre pour y être foulés
aux pieds de la multitude, dont vous^ auriez tôt
ou tard fixé l’admiration , & qui vous méprife.
Hommes privilégiés par la nature , aimez-vous
mutuellement ; eftimez-voiis , encouragez - vous ;
donnez le ton au public , qui ne demande pas
mieux que de le prendre. Son penchant le porte à
vous carefler, à vous chérir, à vous eftimer. S’il fe
refroidit quelquefois , s’il vous humilie , s’il vous
dédaigne, c’eft prefque toujours votre faute, &
rarement la fienne. Regardez-vous comme les en-
fans d’une même famille , & concourez de touts
vos efforts à fa fplendéur. Soyez rivaux fans ja-
loufie; difputez le prix fans aigreur ; courez au
même but avec amitié. Si Vous voulez vivre heureux,
fi vous afpirezà l’èftime publique, fi l ’honneur
de votre nom vous intêrefie , employez le
préfent à mériter les fuffrages de l’avenir. Aimez la
gloire, Si ne haïffez que l’envie ; mais ne là craignez
pas. Les mouches cantarides ne s’attachent
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qu’au meilleur bled, Si aux rofes les plus fraîches
. . . . Je n’ai rien fait encore qui foit digne d’ef-
time , difoit Thémiftocle dans fa jeunefle ; tout le
monde m’accueille, Si perfonne ne me porte envie.
yices du grand ballet.
Le grand ballet eft un fpeêlacle de danfe. Les,
vers qui expofent le fujet, les machines qui l’em-
belliffent, les décorations qui établiffent le lieu on
il s’exécute , n’en font que des parties accefloires.
La danfe eft l'objet principal.
Or la danfe théâtrale , ainft que la poéfie dramatique
, doit toujours peindre, retracer , être elle-'
meme une aétion. Tout ce qui fe paffe au théâtre
eft fujet à cette loi immuable. Tout ce qui s’en
"écarte eft froid, monotone, languiffanr.
Il n’ eft donc pas poffible de faire du grand ballet
un fpeêlacle fufceptible de l'intérêt théâtral. parce
que cet intérêt ne peut fe trouver que dans la re-
préfentation d’une aélion fuivie.
Chaque oeuvre dramatique a le fien. Le fpeéts-
teur eft attaché , ou par le coeur, ou par fefprit à la
fuite fuccelEve de l’événement qui fe paffe fous fes
yeux. C’eft cet. attachement que Part du théâtre inf-
pire ; c’eft cette attention fuivie & involontaire
qu’il fait naître qu’on a nommé intérêt , & il a autant
de caractères plus ou moins v ifs , qu’il y a de
genres d’aélion propres au théâtre.
Dans le grand ballet, il y a beaucoup de mouvement
& point d’aâion. La danfe peut bien y peindre
parles habits , par des pas , par des attitudes ,
des caraélères nationaux , quelques perfonnages.de
la fable ou de l’hiftoire ; mais la peinture reffemble
alors à la peinture ordinaire , qui ne peut rendre
qu’un feul moment, & le théâtre par fa nature eft
fait pour repréfenter une fuite de momens, de
Penfemble defquels il réfqlte un tableau vivant &
fucceffif qui reffemble à la vie. humaine.
11 étoit aifé de combiner les différentes entrées
du grand ballet de manière quelles concouruffent
toutes à l’objet principal qu’on s’y propofoit, &
d’y procurer aux danfeurs des occafions d’y développer
les glaces de la danfe Ample ; mais la danfe
compofèe , celle qui exprime les pallions , & par
conféquent la feule digne du théâtre,, ne pouvoir y
entrer qu’en paffant. Les Furies , dans une entrée
particulière, par exemple , pouvoienr fans doute
pardes pas rapides, par des fauts précipités, par
des tourbillons violens . peindre la rage qui les
agite ; mais.ee n’étoit qu’un trait général, un coup
de pinceau épifodique. Il eh réfultoit qu’on avoir
vu les Furies, & rien de plus.
Dans une aétion, au contraire, où la vengeance
& les Euménides voudraient infpirer les tranf,
ports quelles reffentent à un perfonnage principal,
tout l’art de la danfe employé à peindre par gradation
& d’une manière fucceffive, l’intention de
ces barbares divinités , les combats de fadeur, les
efforts des furies , les coups redoublés de pinceau ,
toutes les circonftances animées, en un mot, d’une,
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