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pareille aétion demeureroient gravées dans l’ef-
prit du fpeâateur, échaufferoient fon ame par degrés
, & lui feroient goûter tout le plaifir que produit
au théâtre le charme de l’imitation.
Le grand ballet qui coutoit des frais immenfes,
ne procuroit donc à la danfe rien de plus que les
bals mafqués. Il falloit qu’on fçû't, pour y réuflir ,
déployer les bras avec grâce, conferver l ’équilibre
dans les pofitions, former fes pas avec légéreté ,
développer les reflbrts du corps en mefure ; & toutes
ces chofes, fuffifantes pour le grand ballet &
pour la danfe fimple, ne font que l’aiphabet de la
danfe théâtrale.
Etabliffement de V Opéra François.
L’opéra trançois eft une compofition dramatique
q u i, pour la forme , reflemble en partie aux fpec-
tacles des anciens, & q u i, pour lë fond, a un caractère
particulier qui la rend une production de
l’efprit & du goût tout-à-fait nouvelle.
Quinault en eft l’inventeur ; car Perrin , auteur
des premiers ouvrages françois en mufique repré-
fentés à Paris, n’effleura pas même le genre que
Quinault imagina peu de temps.après.
Les Italiens eurent pour guide dans l’établiffe-
ment de leur opéra, la fête de Bergonce de Botta,
Sl les heiles comportions des anciens poètes tragiques.
La forme qu’ils ont adoptée tient beaucoup
de la tragédie grecque, en a prefque tours les défauts
, & n’en a que rarement les beautés.
Quinault a bâti un édifice à part. Les Grecs &
les Latins l’ont aidé dans les idées primitives de
fon deffein ; mais l’arrangement , la combinaifon ,
l’enfemble font à lui feul. Ils forment une composition
fort fupérieure à celle des Italiens 6c des Latins
, & qui n’eft point inférieure à celle même des
Grecs.
Ces propofitions font nouvelles. Pour les établir,
il faut de grandes preuves. Je crois pouvoir
les fournir à ceux qui voudront les lire fans pré- -
venrion. Remontons aux fources , & fuppofons
pour un moment que nous n’avons jamais ouï parler
des fpeâacles de France, d'Italie, de Rome &
d’Athènes. Dépouillons toute prédilection pour
l’une ou pour l’autre mufique, queftion tout-à-fait
étrangère à celle dont il s’agit. Laiffons à part la
vénération, que nous puifons dans la pouflière des
collèges, pour les ouvrages de l’antiquité. Oublions
la chaleur avec laquelle les Italiens parlent
de leur opéra , & le ton de dédain dont les critiques
du dernier Siècle ont écrit en France des ouvrages
lyriques de Quinault. Examinons, en un mot,
philofophiquemenr, ce que les anciens ont fait,
ce que les Italiens exécutent, & ce que le plan
qu’a tracé Quinault nous fait voir qu’il a voulu
faire. Je penfe qu’il réfultera de cet examen une
dèmonftrarion en faveur des propofitions que j’ai
avancées.
Mon fujet m’entraîne indifpenfablement dans
cette difeuffion. La danfe fe trouve fi intimement
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unie au plan général de Quinault, elle eft une per«
tion fi effeiïtielle de l’opéra françois , que je ne puis
me flatter de la faire connoître qu’autant que la
compofition dont elle fait partie, fera bien connue.
Les Grecs ont imaginé une repréfentation vivante
des différentes paifions des hommes ; ce trait
de génie eft fublime.
Ils ont expofé fur un théâtre des héros dont la
vie merveilleufe étoit connue ; ils les ont peints en
aCtion, dans des fituations qui naifloient de leur
cara&ère ou de leur hiftoire , & toutes propres à
faire éclater les grands mouvements de l’ame. Par
cet artifice la poéfie & la mufique , unies pour for»
mer une expreffion complette, ont fait palier mille
fois dans les coeurs des Grecs la pitié, l’admiration ,
la terreur. Une pareille invention eft un des. plus
admirables efforts de l’efprit humain.
Le chant ajoutoit & devoit ajouter de la force ,
un charme nouveau, un pathétique plus touchant à
un ftyle fimple & noble, à un plan fans embarras ,
à des fituations prefquq toujours heureufement
amenées , jamais forcées , & toutes affèz théâtrales
pour que l’oeil, à l ’afpeét des tableaux qui en réful-
toient, fût un moyen aufli fûr que l’oreille, de
faire paffer l’émotion dans i’ame des fpe&ateurs.
Les Grecs vivoient fous un gouvernement populaire.
Leurs moeurs, leurs uiâges, leur éducation
avoient dû néceflairement faire naître.d’abord
à leurs poètes l’idée de ces aCtion-s qui inréreffent
des peuples entiers. L ’établiffement des choeurs dans
leurs tragédies fut une fuite indifpenfable du plan
trouvé.
Ils les employèrent quelquefois contre la vraisemblance
, jamais avec affez d’art & toujours comme
une efpèce d’ornement poftiche > 6c c’eft - là
un des grands défauts de leur exécution. Us les
faifoient chanter & danfer ; mais il n’y avoit aucun
rapport entre leur chant & leur danfe. Ce vice fut
d autant plus inexcufable , que leur danfe eton
par elle-même fort énergique, & qu’elle auroit
pu ajouter par conféquent une force nouvelle à
l’aétion principale, fi elle y avoit été mieux liée.
Telle fut la tragédie des Grecs. Voilà le premier
modèle ; voici la manière dont les Italiens
l’ont fuivi.' :
Dans les premiers temps, ils ont pris les fujets
des Grecs , oat changé la divifion, & l’ont faite en
trois a&es. Ils ont retenu leurs choeurs, & ne s’en
font point fer vis. En confervant la mufique, ils
ont proferit la danfe. 11 eft affez vraifemblable que
leur récitatif, relativement à leur déclamation ordinaire,
à l’accent de leur langue & à leur manière
delà rendre dans les occafions éclatantes, eft à-
peu-près tel qu’étoit la Mélopée des Grecs ; mais
moins ferrés dans leur dialogue Surchargeant l’action
principale d’événements inutiles & romanef-
ques , forçant prefque toutes les fituations , changeant
de lieu à chaque ftèn e , accumulant épifodes
fur épifocles pour éloigner undénouement toujours
le même , ils ont fardé le genre fans l'embellir ; ils
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l’ent énervé fans lui donner même un air de galanterie
Rien aufli ne reflemble moins a une tragédie
de Sophocle ou d’Euripide , a ftm
italien Ï Arlequin n’eft pas plus different dun per-
fonnage railonnable. . r - r
Les opéra modernes, dont les détails font fi ornés
de fleurs, font peut-être encore plus diflem-
blables des tragédies grecques. L abbe Metaftaze,
ce poète honoré à Vienne , dont les ouvrages dramatiques
ont été mis en mufique tant de fois par Les
meilleurs compofiteurs d’Italie , qui font prefque
- les feuls qu’on ait encore connus dans les cours
les plus ingénieufes de l’Europe, & qui ne dévoient
peut -être leur grande réputation qu a la
France, où on ne les repréfente jamais; ce poete ,
I dis-ie a abandonné la fable, & n’a puife fes fonds
nue dans l’hiftoire. Ce font donc les perfonsages
les plus graves, les plüs fêrieux , & fi o n lo fe dire,
les moins chantans de l’antiquite , les Titus , les
Alexandre , les Didon , les CyruS, & c . , qui exécutent
fur les théâtres d’Italie , non-feulement ce
chant fimple des Grecs ; mais encore ces morceaux
forts de compofition,, que les Italiens appellent
I aria , prefque toujours agréables , quelquefois
! même raviffans 6ç fublimes. En Allemagne, en
Italie , à peine parloir on il y a vingt ans de 1 abbe
Metaftaze. On n’écoute dans l’opéra italien que: la
mufique. C e font les Fracçoisqui, enlifant Ubbe
! Métaftaze, ont publié les premiers dans leurs écrits
I tout ce que valoient les poèmes de ce grand poete
I moderne. " , , . . ' |2'
Le charme d’un pareil chant fait oublier appa- I remment ce défaut énorme de bienfeance. 11 elt I cependant d’autant plus inexcufable , que 1er« I n’eft prefque jamais qu’un morceau ifole & Çmilu
fans art à la fin de chaque fcène, qu on peut 1 oter
J fans que l’aélion en feuffre ; & que fi on le fuppn-
: moit, elle y gagneroit prefque toujours. .
En retenant les choeurs des Grecs, les Italiens
I les ont laiffés avec encore moins de mouvement
que ne leur en avoient donne leurs modèles. Ils
n’ont aucun intérêt à l’affion ; ils ne fervent par
conféquent qu’à la refroidir on a 1 embarraffer. On
j leur donne pour l’ordinaire un morceau fyllabique
à la fin de l’opéra ; on leur fait faire des marches ,
on les place dans le fonds de quelques-uns des tableaux
pour parer le théâtre. Voilà tout leur em-
1)1 Telle eft la conftitution de l'opéra d’Italie, dont
l’enfemble dénué de vraifemblance, irrégulier .
long , embrouillé, fans rapport, n eft qu un mélange
du théâtre des Grecs , de la tragédie fran-
çoife ; & des rapfodies des temps gothiques ; comme
il eft cependant le feul grand fpeâacle d une
nation v iv e , délicate & fenfible, il n eft pas étonnant
qu’il en fpffe les délices, & qu’il y foit fuivi
avec le pins extrême empreffemenr. Une parue
de la mufique en eft faillante , les chanteurs du
plus rare talent l'exécutent, & ce fpeélaxle n
qu’un temps. Dans les plus grandes villes d Italie
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on ne voit l’opéra au plus que pendant trois mois
de l’année, & on y fonge à la mufique touts les
jours de la vie.
Nous avions un théâtre tragique repris fouS
oeuvre par Corneille , & fondé pour jamais fur le
fublime de fes compofitions , lorfque l’opéra françois
fut imaginé. L’hiftoire étoit le champ fertile
que ce grand poète avoit préféré ; & c’eft-là qu’il
alloit choifir fes fujets. La mufique, la d a n fe le s
choeurs étoient bannis de ce théâtre ; la repréfenr
tationmâle d’une aétioti unique expofée, conduite ,
dénouée dans le court efpace de vingt-quatre heures
& dans un même lieu , eft la tâche difficile que
Corneille s’étoit impofée. Il devoit tirer l’illufion ,
l’émotion, l’intérêt de fa propre force. Rien d’é* '
tranger ne pouvoit l’aider à frapper , à féduire , à
captiver le fpeftateur. Oferoit-on le dire ? une de«
bonnes tragédies de cet homme extraordinaire fup-
pofe plus d’étendue, de génie que tout le théâtre
des Grecs enfemble.
Quinault connoifloit la marche de. l’opéra italien
, lafimpiieité noble, énergique, touchante de
la tragédie ancienne, la vérité , la ligueur , le fublime
de la moderne. D ’un coup d’oeil il v i t , il
embraffa , il décompofa ces trois genres , pour en
former un nouveau qui, fans leur reflembler, pûc
en réunir toutes les beautés. C ’eft fous ce premier
afpeél que s’offrit à fon efprit un fpe&acle françois
de chant & de danfe.
D ’abord le merveilleuxTut la pierre fondamentale
de l’édifice, & la fable, où l’imagination lui
fournirent les feuls matériaux qu’il crut devoir
employer pour le bâtir. Il en écarta Thiftoire ,
qui avoit déjà fon théâtre, 6c qui comporte une
vérité trop connue, des personnes trop graves, des
aétions trop reffemblantes à-la vie commune , pour
que, dans nos moeurs reçues, le chant, la mufique
& la danfe ne forment pas une difparate ridicule
avec elles.
Delà qu’ il bâtiffoit furie merveilleux, il ouvroit
fur fon théâtre à touts les arts la carrière la plus
étendue. Les D ieux , les premiers héros dont la
fable nous donne des idées fi poétiques & fi élevées
, l’Olimpe , les enfers ,1’empir.e des mers , les
métamorphoses miraculeufes , l’amour , la vengeance
, la haine, toutes les partions perfonni-
fiées, les éléments en mouvement, la nature en- '
tière animée , fourniffoient dès-lors au génie du
poète & du muficien mille tableaux variés, & la
matière inépuifable du plus brillant fpe&acle.
Le langage mufical fi analogue à la langue grecque
y & de nos jours fi éloigné de la vraifemblance,
devenoit alors non-feulement fupportable,
mais encore tout-à-fait conforme aux opinibns reçues.
La danfe la plus compofée, les miracles de la
peinture, les prodiges de la méchanique , l’harmonie,
la perfpeâive , l’optique, tout ce qui, en un
mot, pouvoit concourir à rendre fenfibles aux
yeux 6c à l’Oreille les preftiges des arts & les charmes
de la nature , entroit raifonnablement dans un