
Les Nymphes vivement émues, s’efforcent de l’imiter
& de faifir toutes les nuances qu’elle emploie
pour les féduire. L’amour, témoin de l’im-
prefîion , profite de l’inftant ; il leur porte le dernier
coup ; & dans une entrée générale, il leur fait
peindre toutes les pallions qu’il infpire. Leur trouble
accroît & augmente fans ceffe ; de la tendreffe
elles paffent à la jaloufie, de la jaloufie à la fureu
r , de la fureur à l’abattement, de l’abattement
à l’inconftance ; elles éprouvent, en un mot, fuc-
cefîivement touts les fentiments divers dont l’ame
peut être agitée, & il les rappelle toujours à celui
du bonheur. Ce Dieu fatisfait & content de fa victoire,
cherche à fe féparer d’elles ; il les fuit, elles
le fuivent avec ardeur ; mais il s’échappe & difpa-
roît, ainfi que fa mère & les Grâces ; & les Nymphes
courent & volent après le piaifir qui les fuit.
Cette fcène perd tout à la leâure ; vous ne voyez
ni la Dêeffe , ni le Dieu, ni. leur fuite , vous ne
diftinguez rien ; & dans l’impoflibilité où je fuis de
rendre ce que les traits, la phyfionomie, les regards
& les mouvements des Nymphes expri-
moient fi bien , je ne puis donner ici que l’idée la
plus imparfaite 8c la plus foible de l’aéHon la plus
vive & la plus variée.
Celle qui la fuit lie' l’intrigue. L’amour paroît
feul ; d’un gefte 8c d’un regard il anime la mature.
Les lieux changent ; ils représentent une forêt'
vafte & fombre ; les Nymphes qui n’ont point
perdu le Dieu de vue , entrent précipitamment fur
la fcène; mais quelle eft leur crainte ! elles ne
voient ni Vénus ni les Grâces ; l ’obfcurité de la
forêt, le filence qui y régne les glacent d’effroi.
Elles reculent en tremblant ; l’Amour aufiitôt les
raffure , il les invite à le (uivre ; les Nymphes s’abandonnent
a lui ; il femble les défier par une
-courfe légère. Elles courent après lui ; mais à la
faveur de plufieurs. feintes, il leur échappe toujours
, & dans l’inftant où il paroît être dans l’embarras
le plus grand & où les Nymphes croient
l ’arrêter , il fuit comme un trait, & il eft remplacé
avec promptitude par douze Faunes. Ce changement
fubit & imprévu fait un effet d’autant plus
grand, que: rien n’eft auffi frappant que le con-
trafte qui réfulte de la fituation des Nymphes offrant
l’image de l’innocence ; les Faunes / celle de
la férocité. Les attitudes de ceux-ci font pleines
de fierté & de vigueur; les pofitions de celles-là
n’expriment que la frayeur qu’infpire le danger.
Les Faunes pourfuivent les Nymphes qui fuient
devant eux , mais ils s’en faififfent bientôt. Quelques
unes d’entre elles, profitant cependant d’un
inftant de mésintelligence que l ’ardeur de vaincre a
jetté parmi eux, prennent la fuite & leur échappent
; il n’en refte que fix aux douze Faunes ; alors
ils s’en difputent la conquête, nul d’entre eux ne
veut confentir au -partage,& la-füreur fuccédant
bientôt à la jaloufie, ris luttent & combattent. Celles
ci tremblantes & effrayées paffent à chaque
inftaat des mains des uns dans les mains des autrès
; car ils font tour-à-tour vainqueurs & vaincus.
Cependant au moment où les combattans pa-
roiffent n’être occupés que de la défaite de leurs
rivaux, elles tentent de s’échapper. Six Faunes
s’élancent après elles & ne peuvent les arrêter ,
parce qu’ils font eux-mêmes retenus par leurs ad-
verfaires qui les poürfuivent. Leur colère s’irrite
alors de plus en plus. Chacun court aux arbres de
la forêt; ils en arrachent des branches avec fureur,
& ils fe portent de part & d’autre des coups terribles.
Leur adreffe à les parer étant égale , ils jettent
loin d’eux ces inutiles inftrumenrs de leur
vengeance & de leur rage , & s’élancent avec im-
pétuofité les uns fur les autres , ils luttent avec
un acharnement qui tient du délire & du défef-
poir ; ils fe faififfent, fe terraffent , s’enlèvent de
terre , fe ferrent, s’étouffent fe preffent & fe
! frappent, & ce combat n’offre pas un feul inftant
qui ne foit un tableau. Six de ces Faunes font enfin
vi&orieux ; ils foulent d’un pied leurs ennemis
terraffés , & lèvent le bras pour leur porter le dernier
coup, lorfque fix Nymphes conduites par l’A mour
les arrêtent , & leur préfentent une couronne
de fleurs. Leurs compagnes , fënfibles' à la
honte & à l’abattement des vaincus, laiffent tomber
à leurs pieds celles qu’elles leur deftinoient ;
ceux-ci, dans une attitude qui peint ce que la douleur
8c l’accablement ont de plus affreux , font immobiles;
leur tête eft abattue , leurs yeux font
fixés fur la terre. Vénus & les Grâces , touchées
de leiirs peines , engagent l’Amour à leur être propice
; ce Dieu voltige autour d’eux , & d’un fouf-
fle léger il les ranime & les rappelle à la vie ; on
les voit lever infenfiblement des bras mourans &
invoquer le fils de Vénus, qui, par fes attitudes &
fes regards, leur donne , pour aijjfi dire , une nouvelle
exiftence. A peine en jouiffent-ils, qu’ils ap-
perçoivent leurs ennemis occupés dé teur bonheur
& folâtrant autour des Nymphes. Un nouveau dépit
s’empare d’eux; leurs yeux étincèlent de feu;
-ils les attaquent, les combattent, & en triomphent
à leur tour; peu contens de cette vi&oire
s’ils n’en emportent des trophées , ils leur enlèvent
& leur arrachent les couronnes fie fleurs dont ils
fe glorifioient ; mais par un charme de l’Amour ,
ces couronnes fe partagent en deux; cet événement
rétablit parmi eux la paix & là tranquillité ;
les nouveaux vainqueurs & les nouveaux vaincus
reçoivent également le prix de la viâoire ; les
Nymphes 'préfentent la main à ceux qui viennent
de fuccomber, & l’Amour unit enfin les Nymphes
aux Faunes. Là , le £<z//*rfymmétrique commence;
les beautés méchaniques de l’art fe déploient fur
une grande chaconne , dans laquelle. l ’Amour,
Vénus , les Grâces, les Jeux & les Plaifirs dan-
fent les principaux morceaux. Ici je pouvois craindre
le rallentiffement de l’a&ion ; mais j’ai faifi
l’inftant où Venus ayant enchaîné l’Amour avec
des fleurs, le mène en leffe p ou / l’empêcher de
fuivre une des Glaces à laquelle il s’attache ; &
I pendant ce pas plein d’expreflion, les plaifirs &
I jes jeux entraînent les Nymphes dans la forêt. Les I faunes les fuivent avec empreffement ; & pour
I fativer les bienféances, & ne pas rendre trop fenfi-
I blés les remarques que l’Amour fait faire à fa mere
I fur cette difparition , je fais rentrer un inftant
I après ces mêmes Nymphes & ces mêmes Faunes. I L’expreSfion de ceux-ci, l’air fatisfait de celles-là K peignent avec des couleurs ménagées dans un paf-
| Sage bien exprimé de la chaconne, les tableaux de
I la volupté coloriés par le fentiment & la décence.
Ce ballet eft d’une aâion chaude & toujours gé- I nérale. Il a fa it, & je' puis m’en glorifier, une-fen-
■ fation que la danfe n’avoit pas produite jufqu’alors.
I Cè fuccès m’a engagé à abandonner le genre au*
K quel je m’étois attaché, moins, je l’avoue, par
I goût & par connoiffance, que par habitude. Je me
I fuis livré dès cet inftant à la danfe exprefltve & en
I âftion ; je me fuis attaché à peindre dans une ma-
I nière plus grande & moins léchée ; & j’ai fenri que
■ je m’étois trompé grofîièrement, en imaginant que
I la danfe n’etoit faite que pour les yeux , & que cet
I organe étoit la barrière ou fe bornoient fa puiffance
I & fon étendue. Perfuadé qu’elle peut aller plus
I loin, qu’elle a des droits inconteftables fur le coeur
I & fur l’a me , je m’efforcerai déformais de la faire
I jouir de touts fes avantages.
Les Faunes étoient fans tonnelets , & les Nym-
I phes, Vénus & les Grâces fans paniers : j’avois
I profcrit les mafques qui fe feroient oppofés à toute
I expreflion. La méthode de M. Garrick' m’a été
I d’un grand fecours ; on lifoit dans les yeux 8c fur
I la phyfionomie de mes Faunes , touts les mouve-
I lîients des pallions, qui les agitoient. Une laçure &
I line efpèce de chauflùre imitant de l’écorce d’ar-
I bre , m’avoient femblé préférables à des efcarpins ;
I. point de bas ni de gants blancs., j’en avôis afforti
I la couleur à la teinte de la carnation de ces habi-
I tants des forêts ; une fimple draperie de peau de
L tigre couvroit une partie de leur corps, tout le refte
1 paroiffoit nu; & pour que le coftume n’eût pas un
I air trop dur , & ne contraftât pas trop avec l’habil- I lement élégant d e^ ym p h e s , j’avois fait jettér fur
1 les draperies unéfltirlande de feuillage mêlée de I fleurs/ %
J’avois encore nftagtné des filences dans la mu-
I fique, & çes filences produifoient l’effet le plus
I flatteur ; l’oreille du fpeâateur ceffant tout d’un
I coup d’étre frappée par l’harmonie , fon oeil em-
| brafioit avec plus d’attention touts les détails des.
| tableaux, la pofition & le deffein des grouppes ,
| rexprefïiorç des têtes & les différentes parties de
I r en femble ; rien n’échap'poit à fes regards. Cette
| fufpenfion dans la mufique & dans les mouvemens
du corps répand un calme & un beau jour ; elle fait
fortir avec plus de feu les morceaux qui la fuivent;
ce fout des ombres qui, ménagées avec art & distribuées
avec goût, donnent un nouveau prix &
I une valeur réelle à toutes les parties de la compo-
fition ;mais le talent confifte à les employer avec
économie. Elles deviendroient aufli funeftes à la
danfe qu’elles le font quelquefois à la peinture lorf-
qu’on en abufe.
Paffons aux fêtes ou aux jaloufies du ferrail. C e
ballet & celui dont je viens de parler , ont partagé
le goût du public ; ils font néanmoins dans un
genre absolument oppofé, & ne peuvent être mis
en comparaison l’un-& l’autre.
Le théâtre repréfente une des parties du ferrail,
un périftyle orné de cafcades & de jets d’eau ,
forme l’avant-J cène. Le fond du théâtre offre une
colonnade circulaire en charmille ; & les intervalles
de cette fleur enrichis <le grouppes & de jets
d’eau. Le morceau le plus éloigné qui termine la
décoration , préfente une cafcade de plufieurs nappes
, qui fe perd dans un baflin , & qui laiffe découvrir
derrière elle un payiage 8c un lointain.
Les femmes du ferrail font placées Sur de riches So-
phas & Sur des carreaux ; elles s’occupent à diffé-
rens ouvrages en uSage chez les Turcs.
Des Eunuques blancs &.des Eunuques noirs Superbement
habillés, paroiffent & présentent aux
Sultanes le Sorbet, le café ; d’autres s’empreffenc
de leur offrir des fleurs , des fruits & des parfums.
Une d’entre elles , plus occupée d’elle-même que
fes compagnes, refufe tout pour av.oir un miroir;
un efclave lui en préfente un. Elle fe mire elle
s’examine avec complaifance ; elle arrange Ses
■ geftes, fes attitudes & fa démarche. Ses compagnes
, jaloufes de- fes grâces, cherchent à imiter
touts fes mouvements , & delà naiffent plufieurs
entrées, tant générales que particulières , qui ne
peignent que la volupté 8c le defir ardent que toutes
ont également de plaire à leur maître.
Aux charmes d’une mufique tendre & du murmure
des eaux, fuccède un air fier 8c marqué ».
danfé par des muets, par des Eunuques noirs &
des Eunuques blancs qui annoncent l’arrivée du
Grand Seigneur.
Il entre avec précipitation , fuivi de l’Aga ,
d’une foule de Janiffaires , de plufieurs Boftangis
& de quatre Nains. Dans cet inftant les Eunuques
& les Muets tombent à genoux ; toutes les femmes
s’inclinent, & les Nains lui offrent dans des
corbeilles des fleurs & des fruits. Il choifit un bouquet
, 8c il ordonne par un feul gefte à touts les ef-
claves de difparoître.
Le Grand-Seigneur feul au milieu de fes femmes,
femble indéterminé fur le choix qu’il doit faire ; il
fe promène autour d’elles avec cet air indécis que
donne la multiplicité des objets aimables. Toutes
ces femmes s’efforcent de captiver fon coeur , mai$
Zaïre & Zaïde femblent devoir obtenir la préférence.
Il préSente le bouquet à Zaïde, & dans l’inf-
tant qu’elle l’accepte, un regard de Zaïre fufpend
fon choix : il l’exatnine , il promène de nouveau
fes regards, il revient enfuire à Zaïde ; mais un
fourire enchanteur de Zaïre le décide entièrement;
Il lui donne le bouquet ; elle l’accepte avec tranf-
port» Les autres Sultanes peignent par leurs atti