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jours avec autant de feu que de noblefle ; que d’op-
portions & de contraftes dans fes geftes ! que de
gradations & de dégradations dans fes emporte-
mens ! que de nuances & de tranfitions différentes
fur fa phyfionomie ! que de vivacité dans fes regards!
quelle expreflion, quelle énergie dans fon
filence î l’inftant où il eft détrompé offre encore des
tableaux plus variés, plus féduifans, 8c d’un coloris
plus tendre 8c plus agréable. Ce font tours ces
traits que le maître de ballets doit faifir.
Les composteurs célèbres, ainfi que les poëres &
les peintres illuftres fe dégradent toujours, lorfqu’ils
emploient leur temps & leur génie à des productions
d’un genre bgs & trivial. Les grands hommes ne
doivent créer que de grandes c h o fe s 8 c abandonner
toutes celles qui font puériles à ces êtres Subalternes,
à ces demi-talents , dont l’exiftence ne marque
que par le ridicule,
La nature ne nous offre pas toujours des modèles
parfaits ; il faut donc avoir l’art de les corriger,
de les placer dans des difpofitions agréables, dans
des jours avantageux, dans des Situations heureufes,
qui, dérobant aux yeux ce qu'ils ont de défectueux,
leur prêtent encore les grâces & les charmes qu’ils
deyroient avoir, pour être vraiment beaux.
Le difficile, comme je l’ai déjà d it, eft d’embellir
la nature , fans la défigurer ; de Savoir eonferver
touts Ses traits, & d’avoir le talent de les adoucir ou
de leur donner de la force. L’inftant eft lame des tableaux
; il eft mal-aifé de le SaiSir, encore plus mal-
aifé de le rendre avec vérité. La nature ! la nature 1
Sc nos compositions feront belles : renonçons à l’art,
s’il n’emprunte fes traits, s’il ne fe pare de Sa Simplicité;
il n’eft féduifant qu’autant qu’il fe déguife , 8c
il ne triomphe véritablement, que lorfqu’il eft méconnu
8c qu’on le prend pour elle. ^
Je crois qu’un maître de ballets , qui ne fait point
parfaitement la danfe, ne peut compofer que médiocrement.
J’entends par danfe, le Sérieux ; il eft
la bafe fondamentale du ballet. En igaore-t-on les
principes ? on a peu de reffources ; il faut dès r lors
renoncer au grand, abandonner l’hiftoire , la fable,
les genres nationaux , 8c fe livrer uniquement à ces
ballets de payfans , dont on eft rebattu 8c ennuyé
depuis Fojfan, cet excellent danfeur comique, qui
rapporta en France la fureur de fauter. Je compare la
belle danfe à une mère-langue ; les genres mixtes &
corrompus qui en dérivent, à ces jargons que l’on
entend à peine, 8c qui varientà proportion que l’on
s’éloigne de la capitale, où règne le langage épuré.
Le mélange des couleurs, leur dégradation 8c les
effets qu’elles produisent a la lumière, doivent fixer
encore l’attention du maître de ballets ; ce n eft que
d’après l’expérience , que j ai fenti le relief que ces
effets donnent aux figures la nettete qu ils repan-
dent dans les formes, 8c 1 elegance qu ils prêtent aux
grouppes. J’ai Suivi, dans les jaloujies, ou les fêtes
du ferrail, la dégradation.des lumières.que lès peintres
obfervent dans leurs tableaux : les couleurs fortes
8c entières tenoient la première place §c for-
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moîent les parties avancées de celui-ci; les couleurs
moins vives 8c moins éclatantes étoient employées
enfuite. J’avois réfervé les couleurs tendres 8c va-
poreuies pour les fonds ; la même dégradation étoit
pbfervée encore dans les tailles. L’exécution fe ref-
fentit de cette lieureufe diftribution ; tout étoit d'accord
, tout étoit tranquille ; rien ne fe heurtoit,
rien ne fe détruifoit ; cette harmonie féduifoit l’oeil,
qui em b rail oit tontes les parties fans fe fatiguer ;
mon ballet eut d’autant plus de fuccès, que , dans
celui que j’ai intitulé le ballet,chinois , 8c que je remis
à Lyon , le mauvais arrangement des couleurs
8c leur mélange choquant bleffoit les yeux ; toutes
les figures papiiloltoient 8c paroiflbiënt confufes,
quoique deftinées correctement ; rien enfin ne fai-
foi t l’effet qu'jl auroit dû faire,. Les habits tuèrent,
pour ainfi dire, l’ouvrage, parce qu’ils étoient dans
les mêmes teintes que la décoration •: touîétoit riche,
tout étoit brillant en couleurs ; tout éclatoit avec la
même prétention ; aucune partie n’étoit facrifiée ,
8c cette égalité dans les objets priyoit le tableau de
fon effet, parce que rien n’étoit en oppofition. L’oeil
du fpeÇtateur faugué , ne diftinguoit aucune forme,
Cette multituée de danfeurs , qui traînoient après
eux le brillant de l’oripeau 8c l’affemblage bifarre
des couleurs ,. ébloui fiaient les yeu x, faps les, fatif»
faire. La diftribution des habits étoit telle, que
l’homme cefioit de paroître dès l’inftanj: qu’il cefioit
de fe mouvoir ; cependant ce ballet fut rendu avec
toute la précifion pofiible. La beauté du théâtre lui
doniioit une élégance 8c une'netteté, qu’il ne pouvoir
avoir à Paris , fur celui de M, Monnet ; mais,
foit que les habits 8c la décoration n’aient pas été
d’accord, foit enfin que le genre que j’ai adopté
l’emporte fur celui que j’ai quitté, je fuis obligé de
convenir , que de tous mes ballets , ç’eft celui qui a
fait ici le moins de fenfation.
La dégradation dans les tailles 8ç dans les couleurs
des vêtements, eft inconnue au théâtre ; ce
n’eft pas la feule partie qu’on y néglige : mais çette
négligence ne me paroît pas excufable dans de
certaines circonftances , fur-tout à l’opéra , théâtre
de la fiCtion ; théâtre ou la peinture peut déployer
tous fes tréfors ; théâtre qui, fouvent dénué d’ac^
tion forte 8c privé d’intérêt v i f , doit être riche en
tableaux de touts les genres , ou du moins devroit
l’être,
Une décoration , de quelque efpèce qu’elle foit ,
eft un grand tableau préparé pour recevoir des figures.
Les aCtrices & les aCteurs, les danfeurs 8c les
danfeufes font les perfonnages.qui doivent l’orner
§ç l’embellir ; mais pour que ce tableau plaife & ne
choque point la v u é , il faut que de juftes proportions
brillent également daps les différentes parties
qui lp çompofenr.
S i, dans unpdécoration repréfentant un temple
ou un palais or 8c azur, les habillements des aâpurs
font bleu 8c o r , _ils détruiront l’effet de la décora^
tion , 8c la décoration, à fon tour , privera les habits
de l’éçlar qu’ils aurojent eu fur un fond plus
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tranquille. Une telle diftribution dans les couleurs :
éclipfera le tableau ; le tout ne formera qu’un camaïeu
, 8c ce coup-d’ceil prêtera fon uniformité 8c
fa froideur à l’a dion.
Les couleurs des draperies 8c des habillements
doivent trancher fur la décoration ; je la* compare à
un beau fond : s’il n’eft tranquille , s’il n’eft harmonieux
, fi les couleurs en font trop vives 8c trop
brillantes , il détruira le charme du tableau ; il privera
les figures du relief qu’elles doivent avoir ; rien
ne fe détachera , parce que rien ne fera ménagé
avec ar t, & le papillotage qui réfultera de la mau-
vaife entente des couleurs , ne préfeocera qu’un
panneau de découpures, enluminé fans goût 8c fans
intelligence.
Dans les décorations d’un beaü fimple 8c peu varié
de couleurs , les habits riches 8c éclatants peuvent
être admis , ainfi que touts ceux qui feront coupés
par des couleurs vives 8c entières.
Dans les décorations de goût 8c d’idée , comme
palais chinois, place publique de Conftantinople,
ornés pour une fête, genre bifarre, qui ne fou met la
compofition à aucune règle févère, qui laifie un
champ libre au génie , 8c dont le mérite augmente
à proportion de la fingularité que la peinture y répand;
dans ces fortes de décorotions, dis-je, brillantes
en couleurs, chargées d’étoffes rehauffées d’or
gc d’argent, il faut des habits drappés dans le coftu-
nie, mais il les faut {impies 8c dans des nuances entièrement
oppofées à celles qui éclatent le plus dans
la décoration. Si l’on n’obferve exactement cette
règle , tout fe détruira faute d’ombres 8c d’oppofi-
tions; tout doit être d’accord, tout doit être harmonieux
au théâtre : lorfque la décoration lera faite
pour les habits, 8c les habits pour la décoration , le
charme de la repréfentation fera complet.
Les artiftes fùr-tout 8c les gens de goût fendront
la juftefle 8c l’importance de cette obfervation.
La dégradation des tailles ne doit pas être obfer-
; vée moins fcrupuleufement, dans les inftants où la
danfe fait partie de la décoration. L’olympe ou*le
parnafle font du nombre de ces morceaux où le bal-
let forme 8c compofe les trois quarts du tableau ;
morceaux qui ne peuvent féduire 8c plaire, fi le
peintre 8c le maître de ballets ne font d’accord fur
les proportions, la diftribution 8c les attitudes des
[ perfonnâges.
Dans un fpeCtacle aufll riche en reffources que celui
de notre opéra, n’eft-il pas choquant 8c ridicule ,
de ne point trouver de dégradation dans les tailles,
I lorfqu’on s’y attache 8c qu’on s’en occupe dans les
I morceaux de peinture , qui ne font qu’acceffbires
I au tableau ? Jupiter , par exemple, au haut de l’o-
I lympe , ou Apollon au fômmetdu Parnafle , ne de-
I vroient-ils pas paroître plus petits, à raifon de l’éloi-
I gnement, que les divinités 8c les Mufes, qui, étant
I au-defious d’eux , font plus rapprochées du fpeCta-
1 leur ? S i, pour faire illufion , le peintre fe foumet
I aux règles de [la perfpeCtive, d’où vient que le
I maître de ballets , qui eft peintre lui-même ., ou
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qui devroit l’ê tre, en fecoue le joug ? Comment
les tableaux plairont-ils, s’ils nefontvraifemblables,
s’ils font fans proportion , 8c s’ils pèchent contre
les règles que l’art a puifées dans la nature, par la
compa raifondes objets? C ’eft dans les tableaux fixes
8c tranquilles de la danfe, que la dégradation doit
avoir lieu ; elle eft moins importante dans ceux qui
varient 8c qui fe forment en danfant. J’entends par
tableaux fixes, tout ce qui fait grouppe dans l’éloignement
, tout ce qui eft dépendant de la décoration
s 8c qui d’accord avec elle , forme'tme grande
machine bien entendue.
Mais-comment, me direz-vous, obferver cette
dégradation ? Si c’eft Vejlris qui danfe Apollon ,
faudra t.-il priver le ballet de cette reflburce, 8c fa-
crifier tout le charme qu’il y répandra, au charme
d'un feul inftant? Non certes ; mais on prendra
pour le tableau tranquille , un Apoilon proportionné
aux différentes parties de la machine ; un jeune
homme de quinze ans , que l’on habillera de même
que le véritable Apollon ;• il defeendra dû Parnafle,
8c à l’aide des ailes de la décoration, on l’efcamote-
ra , pour ainfi dire, en fubftituant à fa taille élégante
le talent fupérieur.
C ’eft par des épreuves réitérées, que je me fuis
convaincu des effets admirables que produifent les
dégradations. Le premier eflai que j’en fis 8c qui mé
réuflit, fut dans un ballet de chafleurs ; 8c cette idée
peut-être neuve dans les ballets , fut enfantée par
î’impreflion que me fit une faute groffière de M. Ser-
vancloni ; faute d’inattention, 8c qui ne peut détruire
le mérite de cetartifte : c’étoit, je crois , dans
la repréfentation de la forêt enchantée , fpeâacle
plein de beautés 8c tiré du Tafle. Un pont fort éloigné
étoit placé à la droite du théâtre ; un grand nombre
de cavaliers défi loi eut ; chacun d’eux avoit l’air
8c la taille gigantefque, 8c paroifloit beaucoup plus
grand que la totalité du pont; les chevaux poftiches
étoient plus petits que les hommes, 8c ces défauts
de proportion choquèrent les yeux même les moins
exercés. Ce pont pouvoir avoir de juftes proportions
avec la décoration , mais il n’en avoit pas avec les
objets vivants qui dévoient le paffer : il falloit donc
ou les fupprimer , ou leur en fubftituer de plus petits;
des enfants , par exemple, montés fur des chevaux
modelés, proportionnés à leurs tailles 8c au
pont, qui, dans cette circonftance, étoit la partie
qui devoit régler 8c déterminer le décorateur , au-
roient produit i’effet le plus féduifant 8c le plus vrai»
J’eflayai donc, dans une chafie, d’exécuter ce
que j’avois defiré dans le fpeélacle de Servandoni ;
la.décoration repréfentoit une forêt, dont les routes
étoient parallèles au fpe&atenr. Un pont termi-
noit le tableau ; en laifiant voir derrière lui un
payfage fort éloigné. J’avois divifé cette entrée en
lix claffes toutes dégradées ; chaque claffe était com-
pofée de trois chafleurs 8c de trois chaflerefles, ce
qui formoit en tout le nombre de trente fix figurants
ou figurantes : les tailles de la première claflè
trayerfoient la route la plus proche du fpeélateur ;