CHAPITRE II.
TRAVERSÉE DE FRANCE AUX IT-ES CANARIES; RELACHE
A TÉNÉRIFFE.
Des vents frais, accompagnés de pluies, nous assaillirent
dès le lendemain du départ, et nous poussèrent rapidement vers
les iles Baléares, où nous retrouvâmes des brises modérées
et un ciel magnifique.
La vue de ces des nous rajcpela l'é|îoque de la délivrance
des prisonniers de Cabrera. Témoin de cette circonstance
mémorable, nous croyons devoir céder au désir que nous
éprouvons de la ra[>porter ic i, espérant que le lecteur ne sera
peut-être pas fâché de nous suivre dans ce cou r t et triste récit.
Nous étions lieutenant en pied à bord de la goélette de
S. M. la Rose, qui fut le premier bâtiment envoyé, en i 8 i 4 ,
en mission auprès du gouverneur général des îles Baléares, pour
[¡rendre connaissance de l ’état et du nombre des prisonniers
de Cab re ra , afin que le port de Toulon pût faire avec promptitude
l’armement nécessaire à leur transport en France.
.A notre arrivée â Palma, dans une entrevue qui eut lieu
avec le gouverneur, il fu t décidé que les prisonniers recevraient
chaque jo u r une ration en tiè r e , et que l ’on ferait confectionner
de suite les effets d’h ab illement, dout tous ces infortunés
étaient dépourvus.
Cela ré g lé , la goélette la Rose appareilla aussitôt pour Cabrera,
oû elle laissa tomber l’ancre dans un petit port situé au
Nord de f i le , seul abri qu’offre la côte aux navires qui la fréquentent.
Une frégate espagnole, entièrement délabrée, servait
â la garde des prisonniers, ainsi qu’un château en ruine bâti
sur le rivage ; simulaerc de fort oû logeaient â peine quarante
soldats, unique refuge créé [¡ar la main des hommes sur cette
terre inhospitalière.
L ’ile de Cabrera n ’a que quatre milles environ d’étendue- elle
est formée de monts abru|¡tes, dénudés, entre lesquels se déve-
lop[tent quckpies [¡ortions de teri-ains incultes, et abandonnés
sans d o u te , [¡arce que la terre végétale y est si ra re , <|ue
leur culture n’offrirait aucun rapport avantageux. Ce peu de
mots doit suffire pour montrer la [¡crspective effrayante que
cette terre aride présentait aux [¡risonniers, dont l ’ame .souvent
abattue éprouvait toutes les angoisses du déses|mir.
A l'aspect affreux de cette île , à la seule pensée ([u’elle
avait renfermé des milliers de Framiais, tous les coeurs se serrèren
t, et bientôt cbacun resta iinmoblle d’Iiorrenr, lorsque à
la première nouvelle de notre a r r iv é e, â la vue du pavillon du
r o i, flottant au haut des mâts, les prisonniers appa rurent, semblables
à des spectres sortis des abîmes de la terre, se traînant
le long des rochers, descendant avec peine des hauteurs
escarpées pour gagn er le r iv ag e, poussant des cris de joie
et (fespérance à la voix qui leur annonçait l’heure prochaine
de leur délivrance. Plusieurs d entre eux, chez les(|uels l ’image
de la liberté avait inqu-imé au peu de force qui leur restait
une réaction puissante, se précipitèrent â la mer, et vinrent
en nageant jusqu'à bord de la go é le tte , oû ils furentacciieil-
hs avec un sentiment (fintérêt et de compassion, qui ne peut
être comparé qu’à fanimadversion profonde que nous éprouvâmes
dès ce moment envers les auteurs d ’une si grande m isère.
Le traitement barbare c|u’ont subi les prisonniers de Cabrera
sera une tache éternelle pour la nation espagnole, ([ui, dans
Aolil
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