Voila en gros le portrait de l’Alexandrie de nos jours. Elle ne mérite guère,
qu’on en donne une defcription dans les formes. Un Voyageur ne fçauroit pourtant
fe diipenfer de cette tâche, par rapport à lui-même. C ’eft le premier endroit,
oil ii débarque. 11 y doit commencer à fe faire aux ufages & aux coutumes du
Pay s, y apprendre à fupporter les mépris d'un Peuple groflîer, & peu affable envers
les Etrangers: s’y faire une idée des incommodités & des désagréinens, qu’il
fe peut promettre, en allant plus loin ; & , en un mot, faire comme le Noviciat de
fon voj'age en Egypte. Il convient donc, qu’il foit inftruit de ce que l’expérience
a appris à c eu x , qui l’ont précédé.
On connoît affez le Port, & la manière dont on y entre. Je l’ai dit au
L î Douane, commencement de cette Defcription. En arrivant à la V ille , on aborde à la Douane
, où le Voyageur paye quelque bagatelle pour fes hardes. On les vifitera peut-
être ; mais il n’y a rien à appréhender. On ne connoît point à Aléxandre de contrebande
pour un Voyageur. L e Marchand, à qui il eft adrede, fait ordinairement
fon afiaire de cela, comme de lui fournir le logement & la nourriture.
Toutes les Marchandifes, qui entrent dans l’E gypte par ce P ort, y payent
un droit, fuivant la taxe, que le Grand-Seigneur a impofée à fes Sujets, ou bien
fuivant les Conventions, qu’il a faites avec les Puiffances de l’Europe, donc les Sujets
trafiquent à Aléxandrie, où pour le bon ordre elles entretiennent des Confuís. Les
Marchands, dont les Souverains ne font point en alliance avec la Porte, payent fur
le même pied, que fes propres Sujets. L e Bacha du Cayre mec, de d eu x‘en deux
ans, cette Douane en ferme au profit du Grand-Seigneur. Il l’adjuge au plus offrant,
pourvu qu’il donne bonne & fuffifante Caution. Elle écheoit ordinairement aux
J uifs , parce qu’ils fçavent prendre les devans chez le Bacha, foie par des p.réfens,
foit par des intrigues. Ils ne font pas fujecs à avoir beaucoup de Compétiteurs.
L e Marchand T u r c n’y prétend pas, pour ne point paroître trop riche, & pour ne
pas courir les risques, qui s’enfuivroienc. Les Chrétiens non plus ne s’en veulent
pas m ê le r p a r c e qu’ils fçavcnc d’avance, que les avanies, qu’on leur feroic, ^
abforberoienc bien-toc tout le profit de la Ferme. Ce ne font donc que les Juifs,
qui y afpirenc ; & ils ont affez de jaloufie entre e u x , pour enchérir les uns fur les
autres, & faire ainfi monter le prix de la Ferme.
On s’imaginera, fans doute, que les Européens doivent faire de grands profits,
puis qu e , felon leurs T raités, ils paj’cnc toujours tant pour cent moins que
c eu x , qui font affujetds à la taxe du Gnmd-Scignciir, parmi lesquels font compris
les
S
les Juifs étrangers & ceux du Pays, ainfi que les Nations, qui n’ont point de Confuí.
Mais on fc dcsabuièra bien-toc, quand on fçanra, qu’ils ne peuvent jamais
vendre à auffi bon marché que les T u rc s & les Juifs établis à Aléxandrie, & qui
ont affez de force pour foutcnir un grand commerce. Voici de quelle manière ces
derniers s’y prennent :
Dès que h Douane eft affermée, ils conviennent avec le Douanier de lui payer,
tant pour cent des marcliandifes, qu’ils feront venir durant tout le tems de fa Ferme.
Par-là ils font mis d’abord au niveau des Francs, & quelquefois ils donnent encore
moins. En effet le Douanier fçait d’avance, que s’il n’cn agit pas de la forte avec
eu x , ils ne feront venir que peu de chofes pendant les deux années de fa Ferme.
Si au contraire, il leur fait une bonne compoficion, ils auront foin de pourvoir leurs
Magafins, non feulement pour le tems prciènc, mais encore pour l’avenir. Ün
Icnc, bien qu’un chacun ne peut- pas agir de la forte; puis qu’il faut qu’un Douanier
entrevoie un grand Commerce, pour faire un pareil accord; & qu’un homme, qui
n’eft pas riche, ne peut pas faire venir beaucoup de marchandifes. Il eft par cette
raifon exclus de ce privilège ; & comme il ne peut pas vendre au prix courant, &
que perfonne ne veut lui doimer davantage, il demeure dans l’inaftion, fe ruine, &:
refte toujours pauvre. L e contraire arrive aux autres: ils deviennent riches, de
plus en plus, & parvieiment, à la fin, à établir une eipéce de Monopole.
Il peut y avoir, à Aléxandrie, une douzaine de ces Marchans Juifs, aifés.
Les autres ne commercent que fous eux, & vendent en détail, ce que les riciies font
venir en gros. Ces derniers fe rendent, par ce moyen, puiffans dans leur Nation,
& la gouvernent presque en Souverains. Celui qui refufe de leur obeïr n’a plus
de parc dans le N é go ce , & par conféquent devient dans peu miférable. Son exemple
oblige de ic foumettre à tout cc que les riches décident. Leurs fentences font
comme celles du J u g e , à qui les Juifs n'ont guère recours, puisque, dans cous
leurs befoins, ils font dans une clpéce de néccificé de s’adreffcr aux Richards de leur
Nation, & de s’en tenir à cc qu’ils prononcent.
Infciifibleinent la Douane nous a mis fur le Chapitre des Juifs: ainfi je joindrai
ic i, par occafion, quelques autres remarques, qui les concernent. Les plus
confidérables d’entre eux (but presque tous Etrangers, & originaires de Conftanci-
nople, de Portugal, ou de Livourne. Il ne faut pas s’imaginer pourtant, que
ceux d’Aléxandrie foient les Chefs des Familles. Ils rcfident ordinairement à L ivourne,
Prétendent de-là leurs branches à Alexandrie, au Cayre, à A lep, à Con-
Torn. J. H