vérité, l’antiquité parle de l’Egypte comme du pays le plus fertile et le plus peuplé
de la terre ; mais n est-ce pas à cause des limites étroites du pays, qui faisoient paraître
plus grande, relativement, cette population' C’est précisément pour le même motif
que des voyageurs modernes ont estimé à 600000 et même à r 000000 d’hommes
la population du Kaire. En circulant avec une extrême difficulté dans les rues d’ailleurs
si étroites de cette capitale, on est involontairement disposé à exagérer le
nombre des habitans; c’est un effet très-naturel, et qui sera attesté par tous les Français
qui ont résidé au Kaire : cependant la population n’excédoit certainement pas
de beaucoup 260000 individus. De même, en voyant des villages plus nombreux
qu’ailleurs et serrés les uns contre les autres, les voyageurs Grecs et les Romains
ont pu exagérer la population totale.
Je reviens au passage spécial de Diodore de Sicile, au sujet de la population de
l’Egypte; voici comment il s’exprime : « Ce pays étoit autrefois le plus peuplé de la
» terre, et maintenant il ne paroît inférieur à aucun autre. Dans les temps anciens,
» il avoit plus de 18000 tant bourgades considérables que villes, comme on le voit
» par les registres sacrés : on en a compté plus de 3000 sous Ptolémée fils de Lagus;
» ce nombre subsiste encore maintenant. Il y avoit autrefois 7000000 d’habitans;
» et, de notre temps, il n’y en a pas moins de trois ( 1 ). »
Telle est la traduction que, dans son commentaire sur Hérodote, Larcher a
donnée du passage. Il a cité, à la vérité, la leçon 7rAg/ou«rSii T£io-/A.vzlav, qui existe
dans quelques manuscrits, au lieu de rSv , et d’où il résulterait que, sous
le premier Ptolémée, il y avoit non pas 3000, mais 30000 villes ou bourgades;
mais il rejette cette leçon, persuadé sans doute que c’est bien assez d’avoir à expliquer
le nombre excessif de 1 8000 villes, sans admettre celui de 30000. Wesseling,
au contraire, a préféré la leçon qui est la plus invraisemblable, s’appuyant sur une
idylle de Théocrite (2) !
Mais à qui persuadera-t-on que les révolutions de l’Egypte sous Psammétique,
les troubles civils qui suivirent la dissolution de l’état, enfin les ravages de
Cambyse, aient ajouté à la prospérité du pays, jusqu’à doubler presque le nombre
de ses habitans ï Que le sol n’ait rien perdu de sa fertilité aux époques les plus
désastreuses, c’est ce que prouve assez letat de l’Egypte sous les Mamlouks; mais
comment croire que la population aille en croissant là où le terrain cultivé perd
de son étendue!
La seconde partie du passage de Diodore correspond bien naturellement à la
première : « Dans les temps anciens, il y avoit 7 millions d’habitans; de son temps
» il n’y en avoit pas moins de 3. » Le rapport de ces deux nombres n’est pas le
même, à la vérité, que celui de i 8000 à 3000; mais les lieux habités étoient peut-
être beaucoup plus nombreux et moins populeux, dans le temps où une sage police
donnoit aux habitans la sécurité la plus complète, et où les groupes d’habitations
pouvoient être moins chargés d’hommes. Il a pu exister en effet, dans les temps
de haute prospérité, 8000 villes, bourgades, villages, hameaux ou habitations isolées
: aujourd’hui, dans une surface qui n’est guère que les deux tiers de l’ancien
(1) Lib. 1, cap. 31. (2) Voyez les Notes et Èclaircissemens (I).
territoire peuplé, on en trouve 3600; donc il pourrait en exister 5300 sur la surface
entière, et, en distribuant la population en masses plus petites, jusqu’à 8000
ou même plus.
On nous fera ici peut-être deux objections: la première, que Diodore de Sicile
s’expliquoit d’après les registres des prêtres; l’autre, qu’Hérodote, copié par Pom-
ponius Mêla, parle de 2 0 0 0 0 villes existantes sous Amasis. Mais Diodore ne dit
pas quil a lu et consulté lui-même les livres; « comme on peut le voir, dit-il, par
» les registres sacrés » : 'fis àv to jî ana.yçy.ip£\c, En second lieu, les 2 0 0 0 0
villes d’Hérodote portent un tel caractère d’exagération, qu’il est impossible de s’appuyer
sur un pareil témoignage; car il ne parle pas de villages, de bourgades, m a i.;
de villes : K a j v r o A e i ç qjv o , v t \1 y l v e a -d a i t c L ç oe7mcrccç t o t ê (ù tr/A u& w ç T c U o t x s o f x é v a ç \ 1 ).
Quand ces villes n’auroient eu que 3 à 4 0 0 0 habitans, comme les moindres de
celles d aujourd’hui, voilà 80 millions d’habitans; et quand ce ne seroit que des
bourgs et villages de 1 0 0 0 individus l’un dans l’autre, il faudroit compter 2 0 millions;
de 6 à 700 individus, 1 2 à ¡4 millions; enfin il y auroit eu au moins dix
lieux habités dans une lieue carrée, et leur distance n’auroit pas été de 600 toises!
Si le reste du récit de Diodore n’étoit pas un peu suspect, si l’ensemble des faits,
si la nature et l’étendue du pays étoient favorables au compte des 7 millions
d hommes, je ne le regarderais point comme exagéré; mais tout ce qui précède
doit le faire croire tel, et sur-tout la fin du passage : « De notre temps, dit l’histo-
» rien, il n y a pas moins de 3 millions d’habitans. » On conçoit qu’après les temps
désastreux des derniers Ptolémées la population avoit pu tomber à ce degré d’abaissement,
mais non cependant jusqu’à perdre 4 millions d’individus sur 7.
Parlerai-je a présent des vers de Théocrite, qui, pour honorer Philadelphe, vante
ses 3 3000 villes! Vainement a-t-on dit qu’il entendoit parler, non de l’Egypte seule,
mais de tous les états soumis à Ptolémée; il n’y a là qu’une exagération poétique et
une flatterie : ajoutons que 3 3000 villes enleveroient à la culture plus de 80 lieues
carreeSi En France, où 1 espace est douze fois plus considérable, on ne compte
guere qu un cinquième en sus de lieux habités de toute grandeur. A la vérité, bien
des pays de landes et de bruyères devraient en être distraits, puisqu’ils sont sans
habitans : c’est une observation que M. de Pauw a déjà faite.
Ce que j ai dit de Théocrite, d Hérodote et de Diodore, s’applique au passage
de Caton l’ancien, cité par Etienne de Byzance, et où ce qui est dit de la population
de Thèbes regarde l’Egypte entière. Isaac Vossius a déjà remarqué que plusieurs
descriptions qu’on a faites de Thèbes et de sa puissance s’appliquent à toute
Egypte (2 ) . Hérodote lui-même explique -cette confusion : IIaAa.i eu ©iféo*
AîjA/7rTos èxscAeero [ exscAÉoiilo ] ( 3 ). Il en est de même d’Aristote : To a^ cu o v |
A Îy jv r lt ii Q t iC a i xsi/Aou/Aêvaj ( 4 ) .
Mais n avons-nous pas un moyen d’évaluer par approximation le nombre des
lieux habités de l’ancienne Egypte! Ce moyen consisteroit à rassembler tous les
noms de villes que les historiens et les géographes nous ont conservés ; c’est par-là
(0 Lib. I l, cap. 177. (3) Lib. 11, cap. i j .
(2) A d Pompon. Mol. lib. I , cap. 9. (4) Metcorol. lib. 1.