
une chaîne de collines déprimées. Après avoir passe' Yaldepenas et ses coteaux
couverts de vignes renommées, on arrive dans les contrées les plus désolées
qu’on puisse se figurer; c’est une plaine'couverte de champs mal soignés, en
jachère pour la plupart et s’étendant dans toutes lés directions à perte de
vue comme l’Océan, sans le moindre arbre, sans le moindre objet saillant
sur lequel l’oeil puisse se reposer ; quelquefois seulement nne galère mal
aventurée se montre au loin, grâce à sa tenture blanche, et glisse lentement
à l’horizon qu’elle termine comme un navire sur la mer. De temps en
temps on découvre les tours et les clochers de quelque bourg qui paraît peu
éloigné, niais qu’on met une demi-journée à atteindre,; et quels endroits
.tristes et misérables! des maisons inachevées, des huttes noirâtres et salies de
boue, aussi différentes des cortijos éclatants de blancheur de l’heureuse Andalousie,
que leurs moroses habitants vêtus sans élégance et coiffés de la
disgracieuse'montera le sont des vifs et élégants majos. Tous ces bodrgs
ou plutôt ces villes, car leur étendue et leur population sont considérables,
étoient entourés de tapias, murs de terre avec des créneaux, etpour
plus de précaution les églises étaient aussi crénelées et fortifiées pour recevoir
les femmes et lés enfants en cas de besoin. Cés mesures notaient que
trop justifiées depuis plus d’un an le fameux chef de bande Palillos qui
se qualifiait capitaine-général de la Manche au nom Charles Y , parcourait le
pays dont il était le maître de fait, et, suivi d’un millier d’hommes presque
tous à cheval, attaquait les convois et pillait tantôt un village, tantôt un
autre.
Après avoir dépassé Manzanares, l’horizon continuait à être sans bornés
du côté de l’est ; mais le terrain s’abaissait un peu de ce côté et la vue en
devint moins monotone, tandis qu’au nord-ouest nous nous approchions des
montagnes basses et allongées, commencement de la Sierra de Toledo. A
mi-chemin de Yillaharta notre escorte de lanciers, commandée par un jeune
alferez ou sous-lieutenant de 18 ans à peine, refusa de nous accompagner
plus loin, sous prétexte d’ordres qui lui défendaient de s’éloigner trop de
Manzanares; les prières et même les menaces du courrier ne purent rien
changer à sa détermination ; qu’on juge de notre position dans un dés endroits
les plus dangereux de la route, k l’entrée de la nuit et obligés de
faire encore trois lieues pour atteindre notre gîte; il n’y avait d’autre ressource
que de lancér k toute bride les chevaux pour abréger ces moments
périlleux : c’est ce que' nous fîmes, et l’obscurité qui dissimulait notre faiblesse,
fut probablement ce qui nous sauva, car nous apprîmes k Yillaharta
que les carlistes étaient aux environs, et que l’on craignait même leur attaque
pour la nuit.
Le jour suivant, au sortir du village, nous traversâmes des .bas-fonds
alors k sec, mais par lesquels s’écoule, dans de certains temps, le trop-plein
des eaux du Guadiana.. Les deux lieues qui nous séparaient de Puerto-
Lapiche ne furent pas franchies Sans inquiétude, le chemin était bordé de
collines et de bois d’oliviers, et k chaque instant le postillon croyait voir
un objet suspect et retournait le chariot pour être plus vite prêt k regagner
Villaharta au galop. Après plusieurs alertes de ce genre, nous arrivâmes au
village où. il fallut demeurer quelques heures pour avoir le temps de prévenir
la garde nationale de Madridejos qui devait venir k notre rencontre.
Puerto-Lapiche, bien connu des lecteurs de Don Quichotte par*l’aventure
du moulin k vent, est situé entre deux collines.k l’extrémite' de la Sierra de
Toledo; sa population qui se composait de libéraux, .s’attendant toutes les
nuits à l’attaque des carlistes, se retirait chaque soir dans des maisons fortifiées.
Un mois auparavant ils avaient eu k soutenir un terrible assaut dont les
détails rappellent les surprises des Indiens de l’Amérique ; Palillos s’e'tait
approché du village furtivement en faisant ramper ses hommes dans des
champs de maïs, arrivés k la première maison ils s’y introduisirent en perçant
le mur, l ’incendièrent, et quelques-uns de ces bandits qui connaissaient
les localités se mirent a crier au feu, en appellant par leur nom les habitants
pour les faire sortir du fort ; heureusement on les reconnut et on les reçut par
un feu bien nourri qui les forçait k n’avancer qu’a couvert et lentement, en
perçant les murs pour passer d’une maison dans une autre. L ’assaut dura
depuis deux heures du matin-jusqu’à midi, et sans une colonne de troupes
qui arriva enfin de Madridejos, et refoula les carlistes dans les montagnes; ces
braves gens, au nombre de cent cinquante tout au plus, eussent été infailliblement
massacrés, car dans cette horrible guerre on ne connaît point de quartier.
Je visitai avec le plus grand intérêt les lieux de cette scène, et comme je témoignais
le désir de voir quelques-uns de ces facciosos dont on parlait tant et
qu’on disait si rapprochés de nous, on me fit acheminer avec quelques
jeunes gens, armé comme eux de tromblons et de vieux fusils, vers la
première colline de gauche où les paysans, depuis leur alerte, entretenaient
un poste de deux hommes embusqués de manière k pouvoir rentrer promptement
au village. Là étaient les ruines d’un vieux moulin à vent brûlé dans
cette guerre, le même peut-être que Don Quichotte avait pris jadis pour uri
géant. De cette éminence d’où nous dominions la contrée, je vis bientôt