CHAPITRE VH.
D’Estepona à Gibraltar, par Ronda. — Foire deRond».
J’étais sur le point d’aller directement d’Estepona a Gibraltar paç, la côte et
de visiter ce dernier lieu avant de m’engager dans la Serrania, contr^f,froide
'où la végétation est fort retardée, lorque j ’appris qne la foire ,de Ronda devait
s’puvrir le a i mai et qu’il ne me restait que le temps de.m’y rendre. On m’avait
beaucoup parlé de cette foire , véritable solennité pour les habitants de l’Andalousie
qui y arrivent de trente lieues à la ronde, et j’étais ettrieux de voir ses
célèbres courses de taureaux et de jouir du coup d’oeil animé que présentent
à cette époque la ville et ses environs. Aussi modifiai-je mon premier plan, et
le lendemain, àla pointe du jour, j’étais en route pour Ronda avec un habitant
de la Serrania qui retournait chez lui et devait nous guider au travers des sentiers
difficiles qui traversent les montagnes; nous suivîmes pendant quelque temps
le chemin qui mène à Marbella, puis remontant le cours d’un de ces ruisseaux
qui sillonnent les steppes incultes, nous entrâmes dans les vallons du pied de
la Sierra, Le soleil se levait alors et faisait admirablement ressortir, par des
masses d’ombre et de lumière, les montagnes de la Earbarie que nous avions
derrière nous. Alli esta la Moreria, gisait mon guide en me montrant avec un
gfeste de mépris et d’insouciance cette terré curieuse et si peu connue qui occupait
vivement monimagination ,,La nature était délicieuse de fraîcheur à cette
heure matinale; à coté des lauriers roses en fleur, les Cistes épanouissaient
leurs corolles délicatement frisées; un des plus élégants était YHelianthemum
atriplicifolyt,m aux longues panicules velues;' ses pétales ont peu de durée et le
promeneur matinal peut seul jouir de leur beauté. Descentes entières étaient
couvertes de buissons de Sideritis arborescens, parmi lesquels croissait la délicate
Campanula mollis aux fleurs bleues. Ce sëdlier n’est guère pratiqué que par
les arriéros qui vont porte^ la marée à Ronda et dans la Serrania; i f suit en
général les crêtes des ravines* dont les çôllines sont sillonnées, et nous n’y rencontrions
d’autres habitations que des vmtorillos dont la plupart étaient même
inhabités. A une hauteur de i ôoo pieds nous passâmes à quelque cÜistance de mines,
de plomb quele long trajet que nous avionsàfaire m’empêcha de visiter.Près
dé là ■ nàhs entrâmes dans la zone des pins qui croissaient clair-semés au milieu
d’un terrain entremêlé'de rochers et d’un aspect triste et sauvage. La pente
était rapide, et’nos pauvres montures, obligées d’enjamber d’énormes quartiers
depierse, avançaient, avec peine. De temps .à autre nous rencontrions contre
un pin ou à l’abri d’un rocher, une petite Croix de bois qui perpétuaitle sou-
venir-d’un événement tragique et ajoutait encore au caractère de désolation
qu’offrait le paysage. « Este camino esta sembrado de muertes » (ce chemin
est semé de meurtres), me disait dans son langage énergique une femme que
je questionnais sur l’ origine d’une de ces croix d’entre les plus récentes; elle
était cçnsacrée, me dit-elle, àla mémoire d’un paysan d’Estepona qui revenait
de Ronda avec une somme d’argent, et auquel son compagnon avait tiré un
coup de fusS par derrière; le meurtrier s’était sauvé du côté de Gibraltar et on
ne l ’avait jamais revu. Il y a quelque chose de la fatalité arabe dans la formule
sacramentelle de ce! inscriptions funèbres. Le nom du meurtrier n’y est jamais
énoncé, comme s’il n’était que l’instrument d’un crime inévitable ordonné *
par la destinée. Par exemple celle-ci : Aqui mataron a Pedro Gomez (ici ils
tuèrent, ou on tua Pedro Gomez); puis vient la date du meurtre et la prière
finale pour le repos de l’âme de la victime : « llueqad a Dios para su aima. »
Les assassinats sont presque tous çausés par des vengeances ou des disputes,
et ce n’est pas aux voleurs, assez Communs du reîîte dans la Serrania, qu’il
faut les imputer. Ceux-là se contentent dé dépouiller les voyageurs qui tombent
entre lflurs mains, et lorsqu’ils, sont trompés dans leur attente de butin,
leur mauvaise fiumeur ne se traduit guère que par quelques coups de bâton.
La végétation de ces montagnes ressemblait tout-à-fait (t celle de la Sierra
Bermeja dont elles sont la continuation; j ’y revis les mêmes plantes, et entre autres
le Cistgs populifolius qui était d’ime rare beauté. Vers midi seulement
nous arrivâmes au sommet du passage, oar les pentes sont bien plus allongées
et la crête plus éloignée de la mer en cet endroit de la chaîne qu’ai^de§sus
d’Estepona. Ce point avait 36oo pieds>de hauteur, et c’était la limite supérieure
des pins, dont on ne voyait aux environs que des pieds rabougris; quant au Pin-
sapo-j je ne le rencontrai nulle part. Le temps était froichet pluvieux dans cette
région élevée, tandis qu’on voyait la côte tout embrasée dès rayons du soleil.
Sur le revers septéntrional, le premier printemps régnait encore et quelques-
chênes que je rencontrai étaient à peine en fleur. Je trouvai bientôt d épais
bosquets fleuris de Genista candicans et triasanthos ; VErica australis, charmante
bruyère que je n'avais pas encore rencontrée, couvrait les pentes, et le
Geum dtlanticSIb ainsi que le Saxifragd granulata, ërnaient' le bord d’un
petit ruisseau dans lequel je cueillis la Montip, foptana et la Stellaria uligirtosa.
Nous étions là au milieu d’un- dédale de montagnes et de valjées. A nos pieds