
CHAPITRE‘VIII.
Gibraltar et retour à Malaga.
En sortant au matin de San Roque, nous euîiïes la vue imposante du roc
de Gibraltar qui se dressait devant nous, comme une masse noire. Le temps
était orageux et le sommet du "rocher se trouvait caché par une bände de nuages
que j ’y ai fréquemment observée et dont la formation s explique par la
situation de cette montagne au milieu des eaux, et dans un détroit souvent
balayé par des vents impétueux. La mer, fermée par le roçher et par les
montagnes d’Afrique, élargie en un grand golfe entre .Gibraltar et Alge'siras,
offre l’aspect d’un lac. Je remarquai au bord du chemin un monument érigé
à un chef de ces partisans espagnols qui, pendant la guerre de l’indépendance,
sê tenaient abrites sous le canon de Gibraltar et faisaient de la des sorties • contre
les Français. La route est assez bonne jusqu’à la plage, ’mais là tout chemin
cesse nt il faut suivre des; dunes mouvantes dont la stérilité n’est interrompue
que par les tiges rampantes de la Centaurea sphoerocephala et les touffes
épineuses du Cachrys pterochloena. La Lina ou le camp de San Roque est
une réunion de méchantes cabanes situées à l’entree de la langue de sable
qui joint Gibraltar à la côté 'et qui est fermée par, une ligne de postes:
ces masures sont occupées par les employés de la douane ou de la Sani-
dad et là non-seulement ce qui sort de la place mais , çe .qui , y entre
est soumis à de forts droits. C’est une espèce de vengeance qu’exerce le
gouvernement espagnol contre l’usurpation anglaise de Gibraltar et la contrebande
qui sort de cette ville. Je fus obligé, pour ma part, de prendre
une licencia qui me coûta quarante franco, impôt abusif et mal établi, puisqu’on
n’y est soumis que lorsqu’on prend la ypiê dé terre, et jamais lorsqu’on
part de Malaga ou de tout autre port espagnol.
Il n’y avait guères de rapport entre la tenue dés soldats presqu’èn guenilles
qui montaient la garde à la Lina, et celle du carabinier éCossais, ciré, brossé
et parfaitement équipé, que nous rencontrâmes quelques minutes après à
l’entrée du territoire anglais. Là un commissaire me demanda mes passeports,
puis me fit maintes questions sur le but de mon voyage à Gibraltar, sur le
temps que je comptais y rester, sur les amis ou les recommandations que je
pouvais y avoir. On me renvoya à un second bureau où il fallut attendre
encore que j ’eusse fait chercher à la ville quelqu’un qui répondit de moi. Cette
formalité ^erait très-incommode à ceux qui ne connaissent personne dans
Gibraltar, s’il n’y; avait heureusement des gens qui font le métier de répondants
pour les voyageurs , portent eux-mêmes leur passeport à . la police et *
leur obtiennent la permission de passer vingt-quatre heures“ dans la forteresse,
permission qu’on ne refuse pas de prolonger, plus tard. Toutes ces difficultés,
qui entravent l ’admission des étrangers, ne sont pas tant le résultat de précautions
militaires que de la crainte qu’ont les Anglais de voir augmenter la population
déjà trop considérable de Gibraltar. Cetté ville présente tant de ressources
à cause de la franchise de son port et du commerce actif d’entrepôt et de
contrebande qui s’y fait, que si l’on n’y mettait obstacle elle serait bientôt
encombrée; aussi rien n’est plus difficile que d’obtenir l’autorisation d'è s’y
établir, et le gouverneur lui-même n’a pas le droit de l’accorder. Tous les
employés auxquels j’eus affaire étaient d’une extrême politesse; partout delà
bienveillance, de l’empressemen t à faire perdre au voyageur le moins de
temps possible ; il n’y avait rien qui ressemblât au ton et aux façons d’agir
que se permettent trop souvent les mêmes hommes dans d’autres pays
de l’Europe, et c’est là un trait de civilisation dont l’Angleterre doit être
fière.
Je contemplais l’aspect pittoresque du rocher auprès duquel j’étais arrivé et
qui, du sein dé la langue de sable qui l’unit à la terre ferme élève une face de
quinze cents pieds presque perpendiculaire. A sa base occidentale, le passage
étroit par lequel on pourrait arriver à la ville, est défendu par une inonda-
. tion dérivée de la mer qui arrive jusqu’au roc vif, et après l’avoir traversée
sur un pont-levis on se trouve vis-à-vis d’un double front imposant d’ouvrages
en maçonnerie. De ce côte' l’assaillant m’a donc aucune chance de réussite.
Je fus frappé en entrant de l’aspect animé que présentaient les rues et qle la
variété des costumes et des,physionomies. Les marins et les commerçants de
toutes les nations de l’Europe s’étaienj; donné rendez-vous la, jusqu’aux Mau-
reSidè la côté voisine, aux Juifs et aux Arméniens; on rencontrait des mili-
tairê/de toutes armes dans les uniformes les plus variés; puis les contrebandiers
et les arriéres avec leur brillant costume, et enfin les femmes de Gibraltar
même, revêtues d’un manteau rouge éclatant bordé de noir. Tout porte ici le
cachet de cet esprit de propreté et d’arrangement qui caractérise les Anglais :
les rues sont parfaitement entretenues^ munies de bouteroues et de reverberes;
les promenades sont bien sablées, plantées d’arbres, et de petites maisons à un
seul étage semblent, par leur distribution et leur ameublement, avoir été transportées
là des bords de la Tamise. Je dus faire un èffort sur moi-même pour