lorsque nous courions la bordée au large, nous avions un tangage horrible de
l’avant à l’arrière, avec des coups de mer qui semblaient devoir briser notre
embarcation; lorsque la bordée était à la côte , c’était un roulis à tout renverser.
Nous ne dormions guère; je montais de temps à autre sur le pont pour
observer une vieille tour qui me servait de jalon et qui, dominant les rochers
du cap Morayra, se dessinait en noir sur le bleu du firmament, et je voyais
avec impatience que nous n’avancions pas. Cette longue nuit finit enfin ; le
vent ayant un peu diminué, nous pûmes dépasser le cap Blanco et atteindre
vers midi une petite rade protégée par le rocher d’Hifac. Passagers comme
matelots, nous étions harassés de fatigue et fort déterminés à y attendre la fin
de ce maudit poniente.
Hifac, que nos gens appelaient à tort Calp, en lui donnant le nom d’un
endroit qui se trouve à une lieue plus au sud, est un rocher calcaire coupé à
pic dans sa partie supérieure; il ressemble en plus petit à celui de Gibraltar,
avance comme lui dans la mer> et ne tient à la terre ferme que par une
langue de sable. Dans une vieille statistique espagnole on en parle comme de
la plus haute montagne de l’Espagne, elpenon mas alto d’Espana, ce qui est
passablement exagéré, car il n’a pas, je pense, plus de six cents pieds de
haiit. La baie qu’il abrite est un bon mouillage par les vents du midi poulies
petits bâtiments, et il en arriva bientôt plusieurs autres du large, parmi
lesquels étaient plusieurs garde-côtes royaux; le pavillon national flottait au
sommet de tous les mâts, et ceite petite rade présenta bientôt l’aspect le plus
animé.
Le paysage était ravissant. Sur le flanc du rocher, au pied de l’escarpement,
s’élevaient d’anciens remparts et un village en ruines; tout le pourtour de la
ville était entouré de collines plantées d’oliviers, et dans le fond une petite
vallée s’ouvrait au sein de montagnes âpres et à cimes aiguës. Impatient de voir
tout cela de plus près et d’herboriser sur le premier point du sol espagnol,, où
je pusse observer une végétation spontanée, je me fis conduire à terre, et la
première plante que je cueillis sur les falaises qui bordaient le rivage fut une
jolie cistinée en fleur que j ’ai reconnu depuis n’être pas décrite et à laquelle
j ’ai donne le nom $ Helianthemum caput-felis. Je marchai dès-lors de trouvailles
en trouvailles et sans m’éloigner de plus de quelques cents pas, je fis une
herborisation magnifique avec un ravissement qu’un botaniste seul éprouvera
au premier aspect d’une flore nouvelle pour lui. Des champs en jachère
étaient couverts de Veüa annua, de Moricandiaarvensis,àeSisymbriuni
Columnoe, tandis que sur les talus et les endroits incultes on voyait Y Arum
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arîsarum, les Ophrys ciliata et lutea, la Polygala saxatilis, la Viola arbores-
cens, l’Astragalus glaux et une foule d’autres belles plantes. Le Cistus Clusii,
aux feuilles semblables à celles du romarin et quelques autres espèces du même
genre, formaient de grands taillis près de la plage. Je ne savais h quoi m’arrêter
tant le choix était grand, et la nuit vint trop tôt suspendre cette attrayante
occupation.
Le poniente continuait le lendemain à souffler avec la même force, je n’en
fus pas fâché; cela me donnait le temps de visiter le rocher, où j ’espérais trouver
de nouvelles richesses. Sur les flancs, du côté septentrional, je cueillis la Lavan-
dula dentata, découverte en ce même endroit par Clusius, l’Helichrysum
decumbens et Y Anthyllis cytisoïdes. Arrivé à mi-hauteur, le rocher à pic
m’empêcha de m’élever davantage. Il y avait là trois ou quatre grosses cordes
de sparterie qui pendaient le long des escarpements, et à l’aide desquelles on
aurait pu, à toute rigueur, parvenir au sommet en s’aidant des anfractuosités
de la montagne ; mais je n’étais point assez assuré de leur solidité pour prendre
ce chemin là au risque de tomber de quelques centaines de pieds dans la mer
si ce frêle appui m’eut manqué. J’ignorais l’usage dé ces cordes, et ce ne fut
qu’à mon retour que j ’en trouvai l’explication dans la Descripcioti del Reyno
de Vcdencia de Cavanilles. De son temps et bien auparavant, le rocher
d’Hifac, par sa position avancée et sa hauteur, était un poste excellent pour
servir datalaya ou de vigie destinée à surveiller l’approche des corsaires bar-
baresques et à donner l’alarme dans les campagnes voisines. Les paysans chargés
de cette garde montaient par les cordes en emportant de quoi se nourrir, puis
les retirant après eux, ils se trouvaient là en sûreté Comme dans un fort.
Dans les fentes du rocher croissaient de magnifiques touffes d’une espèce
dHippocrepis ligneuse que Cavanilles avait remarquée au même endroit, et
que je pris alors pour la jBalearica, mais que j ’ai reconnu depuis devoir former
une espèce distincte. J’observai aussi la Succowia Balearica, qui ici comme à
Gibraltar affectionne les lieux humides et ombragés; la Scabiosa saxatilis,
Cav. était fort abondante, mais pas encore en fleur. Contournant la montagne,
et passant auprès' des murs en ruine et couverts de lierre d’un vieux château
adossé au roc et détruit autrefois par les Génois, j ’arrivai sur le revers méridional
où je ne fus pas plus heureux dans ma tentative pour chercher un passage
vers le sommet, mais où j e fus dédommagé par la beauté de la végétation bien
plus développée que de l’autre côté. Les pentes étaient ornées des élégants festons
du Fagonia cretica aux fleurs roses, le Rhamnus oleoides, YEuphorbia
rupicola, Boiss. et d’autres arbustes sortaient des fentes du rocher, et Y Aslra