H D I S C O U R S
A R T I C L E I L
De l'Ordre naturel.
On a pu voir, par ce qui a été dit dans l’article précédent,
que toutes les parties de l’analyse ne sont que comme des
pièces de rapport que l’art assortit, et qui n’ont entre elles
aucune liaison nécessaire. L’esprit de l’inventeur ne s’y occupe
de l’ensemble des êtres , que pour descendre plus sûrement
aux détails, en sorte qu’il resserre continuellement l’étendue
de son plan , jusqu’à ce qu’il soit parvenu à détacher l’objet
particulier qu’il veut faire connoître. Le but d’un ordre naturel
, au contraire, est d’enchaîner toutes nos idées , de nous
faire saisir tous les points communs par lesquels les êtres se
tiennent les uns aux autres, de n’offrir aucun objet à nos regards
, sans nous montrer en même temps tout ce qui existe
en-deçà et au-delà , et de nous exercer par ce moyen à ces
grandes vues qui parcourent toute la sphère d’un sujet, et qui
sont, pour ainsi dire , le coup-d’oeil du génie.
Aussi a-t-on vu plusieurs hommes célèbres ambitionner l’honneur
de remplir une si belle tâche. Mais ce que nous avons de
mieux en ce genre, se ressent encore des inconvéniens d’une
marche systématique, et me paroît susceptible d’un degré de
perfection auquel je me suis efforcé d’atteindre , à l’aide des
principes que je vais établir dans l’instant.
Il est certain d’abord que nous ne saisirons jamais le plan
vaste et magnifique qui a dirigé l’Etre - Suprême dans la formation
de cet univers. Nos conceptions les plus étendues sont
renfermées dans les limites de quelques orbes particuliers qui
se trouvent plus à notre portée que les autres ; et pour assigner
même à chaque individu la place qu’il doit occuper dans son
orbe , il nous manque encore bien des données , soit parce
que ne connoissant pas tous les êtres qui composent cet orbe ,
nous ne pouvons fixer d’une manière assez précise la loi des
rapports , soit parce qu’il y a dans le fond même de chaque
être des aspects qui nous échappent. Mais le véritable plan
de la Nature embrasse à-la-fois l’immensité de l’ensemble et
celle, des détails : il consiste dans les relations qu’une Sagesse
infinie a ménagées entre les qualités tant extérieures qu’intérieures
de chaque individu , et la destination de cet individu
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considéré, soit en lui-même, soit à l’égard de l’univers entier
auquel il tient par une infinité de fils, dont la plupart sont imperceptibles
pour nous.
Au défaut de cette connoissance qui nous sera toujours interdite
, il faut nous en tenir à ce qui est plus proportionné
à nos lumières, et borner nos recherches à arranger les individus
relativement à- notre manière de voir et de comparer les
objets, quand nous voulons les rapprocher ou les éloigner les
uns des autres, selon qu’ils ont entre eux plus ou moins de ressemblance
; c’est-à-dire , qu’ayant déterminé une plante quelconque
pour être la première de l’ordre , on placera immédiatement
après, celle de toutes les plantes connues qui paroîtra
avoir le plus de rapport avec elle , et on continuera la même
gradation de nuance , jusqu’à ce qu’on soit parvenu à la plante
qui différera le plus de la première , et qui, par cette raison ,
formera comme le dernier anneau de la chaîne.
Ce principe est si simple, qu’il se présente de lui-même à
l’esprit de tout Naturaliste qui s’occupe de l’objet dont il s’agit
ici. Cependant les Botanistes, jusqu’à ce jour, ont manqué
plus ou moins l’application qu’ils en ont faite à l’arrangement
des plantes, parce qu’ils ont voulu soumettre cet arrangement
à des loix particulières ; parce qu’ils ont voulu commander à la
Nature , la forcer de disposer ses productions à-peu-près
comme un Général-dispose son armée , par brigades , par régi-
mens, par bataillons, par compagnies, etc.; mais, encore une
fois, les rapports admirablement nuancés que la Nature a éla—
blis entre la plupart des végétaux, démentent par-tout de pareilles
divisions ; elle offre à nos regards et à nos spéculations
une immense collection d’êtres , parmi lesquels chaque espèce
est distinguée des autres par une différence sensible et constante;
et la gradation de ces différences est le fondement de
l’ordre que nous proposons. Mais toutes les fois que l’on voudra
diviser et sous-diviser par grouppes , à l’aide d’une prétendue
subordination de caractères nets et saillans , les membres de ces
divisions , considérés du côté des rapports , rentreront nécessairement
les uns dans les autres.
Mais travailler d’après cette opinion, que la Nature franchit
de toutes parts les limites que nous lui marquons si gratuitement
, n’est-ce pas s’exposer à tomber dans l’excès contraire à
celui que l’on veut éviter, et à introduire par-tout la confusion