
Que doivent dire les voyageurs qui ont vu cette multitude d’ossemens
de grands quadrupèdes, dont le vaste plateau de la Tartarie es t, pour
ainsi dire, jonché de toute part, ainsi que les restes d’animaux qu’on a trouvés
et qu’on découvre encore dans les terres du C h ily , du Paraguay, du
Canada, sur les bords de l’Amazone, du Missouri, de l’Ohio et ailleurs,
et parmi lesquels l ’on reconnoît des espèces très - distinctes et diverses
d’éléphans, de rhinocéros, d’hippopotames, confondus avec d’autres grands
quadrupèdes d’espèces inconnues?
L ’on voit avec intérêt que, dans les tems anciens, non-seulement ceux
qui cultivoient les sciences, mais les historiens, et même les grands poëtes,
ont toujours saisi avec empressement et une sorte d’avidité les occasions
de parler de ces faits étonnans, de ces productions de la mer trouvées sur
le sommet des montagnes ou dans la profondeur de la terre ; ils pressen-
toient dès-lors, ou plutôt ils annonçoient clairement, que le vieil Océan,
qu’ils appeloient très-ingénieusement le Père des choses, avoit couvert
autrefois la totalité du globe. Homère, Virgile, Ovide, Lucrèce, parmi
les poëtes5 Platon, Plutarque, Diodore, Strabon, Pausanias, Athenée, et
tant d’autres qu’on pourroit citer, parmi les philosophes et les historiens,
offrent des exemples de ce que l’on avance ici ; c’est toujours avec un intérêt
profond , avec un sentiment cievé, ^es hommes célèbres énoncent
leur pensée sur des faits d’un aussi grand ordre.
En effet, ces signes caractéristiques et frappans d’événemens terribles qui
se sont passés sur la demeure actuelle des hommes, étoient bien plus propres
à intéresser les bons esprits d’alors, que les disputes oiseuses du portique
, qui ne rouloient souvent que sur des abstractions métaphysiques
obscures, ou sur des mots à double sens ou mal définis j car les Grecs
avoient aussi leur néologisme.
Ce goût des connoissances de la nature semble inné avec les hommes,
et ils y reviennent sans cesse avec plaisir lorsqu’ils sont libres de s’y livrer;
cela est si vrai, qu’à l’époque du renouvellement des lettres en Europe (i) ,
c’est-à-dire, après plus de huit cents ans d’horribles guerres, de désordres
( i ) A cette époque parurent A g r ico la , Gesner, Aldrovande, Ferante Imperator, Bernard de P a -
iissy, Be lon, Rondelet, etc.
P R É L I M I N A I R E . y
civils, de fanatisme religieux, de cruautés de toute espèce et d’abrutissement
de l’ame, le premier besoin de l’esprit se porta avec avidité du côté
des sciences naturelles.
Il semble donc que quelque chose nous entraîne comme malgré nous vers
cette nature dont nous faisons partie, et l’on n’en sauroit douter ; car,
même dans l’état actuel de nos moeurs, toutes les fois qu’une trop longue
sociabilité a altéré la simplicité de nos goûts et de nos habitudes, et que
nous nous sommes lassés de tout, nous revenons encore avec plaisir vers cette
même nature; nous cherchons à nous retirer auprès d’elle pour la consulter;
et depuis le simple pasteur jusqu’à celui qui a le plus exercé ses facultés morales,
chacun a sa manière de l’interroger, et tous sans exception obtiennent
des jouissances pures.
Il seroit facile de porter jusqu’à l’évidence cette vérité, et même de démontrer
, par plus d’un fait, que si des hommes de génie, appelés à des
places prééminentes, eussent été libres de s’appliquer à l’étude des sciences
naturelles, ils n’auroient pas balancé dans leur choix.
En effet, cette étude satisfaisante ne porte-t-elle pas sur des bases mille
fois plus solides que celles fie , aon.t OH connoît tout le néant ;
que celles de la guerre, qui, sous prétexte de conserver, ne tend qu’à détruire
; que celles des religions, toutes en contradiction les unes avec les
autres, que l’étude de la morale elle-même, la plus simple à la vérité, puisqu’elle
ne porte que sur un seul axiome, mais la plus difficile à mettre en
pratique, parce que la plupart des hommes sont injustes et médians.
Ces réflexions, qui se présentent comme involontairement à nous, ne
sont peut-être pas autant hors du sujet qu’on pourroit le croire, puisqu’elles
tendent à nous rappeler que, dans tous les tems et dans tous les
lieux, l’homme, lassé de tout, dégoûté de tout, ne se lasse, ne se dégoûte
jamais de la nature.
Le simple cultivateur lui-même, au milieu de scs utiles travaux, éprouve,
peut-être sans s’en douter, des plaisirs au-dessus de tout, puisqu’ils sont
ceux de la nature, lorsqu’il voit croître et fleurir ses plantes, lorsqu’il les
suit depuis leur naissance jusqu’à leur entier développement : et qu’on ne
dise pas que c’est l’intérêt qui le dirige toujours.