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Un des chanoines de la ville possédoit la surface du sol au-dessous duquel
se trouvoit la carrière dans laquelle le crocodile avoit été découvert.
Cet ecclésiastique, malgré son peu de goût pour l’histoire naturelle, imagina
à l’appui d’une loi féodale, de réclamer la propriété d’un ohjet qui
ne devoit certainement lui appartenir à aucun titre, et qui ne pouvoit etre
assimilé ni à un trésor, ni à une mine d’or ou d’argent; mais la réputation
dont jouissoit ce beau morceau, lui donnoit une valeur; et ce mot séduisit
le bénéficier. Hoffmann défendit sa cause avec courage ; l’affaire devint
sérieuse; le chapitre intervint, son crédit l’emporta, et le pauvre Hoffmann
perdit son crocodile et paya les dépens. L ’on peut juger de son désespoir
et du dégoût qu’il éprouva pour de semblables recherches, qui faisoient
autrefois son bonheur. On lui devoit la plupart des beaux fossiles de
la montagne de Maestricht, qui ornent les cabinets de Hollande et d’A llemagne
; et sous ce point de vue l’histoire naturelle lui a de grandes obli-
gâtions.
Le ckanoine Godin, laissant les remords aux juges pour leur mauvaise
décision, devint possesseur heureux et paisible de ce morceau unique en
son genre. Il le plaça comme une relique dans une espèce de grande chasse,
vitrée, et le déposa dans une petite maison de campagne qu’il possédoit au
pied de la montagne de Saint-Pierre. Les curieux et les étrangers étoient
admis à le voir ; mais comme, à part son esprit processif, le chanoine étoit
un assez bon vivant, plus d’une fois le crocodile fut témoin des libations
qu’on faisoit en son honneur, lorsqu’on venoit le visiter ; et sur ce point le
chanoine étoit libéral, et prodiguoit son meilleur vin du Rhin.
La justice, quoique tardive, arrive enlin avec le tems : il étoit de la
destinée du crocodile de changer encore une fois de place, et bientôt après
de maître. Les troupes de la République françoise, ayant, en 1796, repoussé
les Autrichiens, et mis le siège devant Maestricht, le fort Saint-
Pierre fut bombardé. La maison de campagne du chanoine se trouvoit
près du fort, et le général étant informé que la tête du crocodile y étoit,
donna ordre sur-le-champ à l’artillerie de respecter cette maison. Mais le
chanoine, non moins prévoyant, et ne se doutant pas de l’attention des républicains
pour sa maison, fit déloger pendant la nuit son crocodile, qui
fut mis en lieu de sûreté dans la ville. Tout alla bien jusqu’à l’époque où la
place, ne pouvant plus se défendre, fut forcée de capituler. Mais au moment
où les François prirent possession de la ville , il fut promis , par fe
représentant du peuple Freicine, à ceux qui découvriroient le gîte du crocodile
, une gratification de six cents bouteilles d’excellent v in , pourvu
que le morceau fut défendu de toute atteinte et arrivât en bon état.
Cette promesse eut son effet. Le lendemain douze grenadiers apportèrent
en triomphe le crocodile dans la maison du représentant; et non-seulement
la gratification fut accordée, mais l’on fut plus juste envers le chanoine
qu’il ne i’avoit été lui-même à l’égard d’Hoffmann ; car on l’exempta d’abord
de la contribution de guerre, que ses confrères les autres chanoines
furent obligés de payer, et il fut en outre convenu que ce beau morceau
d’histoire naturelle, destiné à être envoyé à Paris, y seroit estimé par des
savans, et que la valeur en seroit payée au propriétaire. C’étoit envers le
pauvre Hoffmann qu’il eût été à désirer qu’on eût exercé cet acte de générosité
, ou plutôt de justice ; mais ce savant étoit mort, et sa famille
n’étoit plus à Maestricht.
Ce récit très-exact ne doit pas être regardé comme étranger à l’histoire
naturelle; car le crocodile de Maestricht étant à présent dans le Muséum de
Paris, les circonstances qui l’y ont amené méritoient d’être connues, surtout
lorsqu’on examine que cette conquête, fruit de la valeur des troupes
ffançoises, prouve que ces excellens soldats ont toujours su apprécier et
respecter les monumens et tous les objets qui tiennent aux sciences, et ils
ont prouvé mille fois depuis, que la même considération pour les b.eaux-
arts les a toujours animé; circonstance à jamais mémorable dans une
guerre aussi terrible.
Description de la tête de l’ animal.
Le bloc de pierre dans lequel se trouvent enchâssés les os de cette tête,
a quatre pieds de largeur, deux pieds six pouces de hauteur, et huit pouces
d’épaisseur. Cette picrro étoit bRaiicmip plus considérable, car elle pc-
soit près de six cents livres ; mais comme il s’agissoit de la transporter à
Paris, on en diminua le volume autant qu’il fut possible, sans affoiblir sa
solidité: on eut même soin, pour en faciliter le transport et la mettre à
l’abri de tout accident, de l’encastrer dans un fort chassis en bois, contenu
par des boulons en fer, qu’on peut resserrer à volonté, pour retenir et fixer
la pierre dans tous les points. Cc qui réussit parfaitement, et permit à ce
beau morceau d’arriver dans le meilleur état à Paris, où tout le monde
peut le voir dans le Muséum d’histoire naturelle.
Les os maxillaires et autres qui sont à découvert en partie dans cette
pierre, sont plutôt fossiles que pétrifiés : ils ont des rapports, quant à leur
état, c’est-à-dire , par leur couleur, leur dureté et leur physionomie, s’il
est permis d’employer ici cette expression, avec les os fossiles qu’on trouve
dans les carrières de Montmartre, près de Paris; mais ceux de Maestricht
ont leur contexture plus serrée, plus compacte, leur couleur est d’un brun
jaunâtre, plus foncé et en même tems plus vif. La racine osseuse des dents
est pesante, et tient un peu de la pétrification ; l’émail a conserve une