
Ce beau mémoire fut inséré dans le 76*. volume des Transactions phi- '
losophiques, en 1786, et accompagné de gravures faites d’après les dessins
de l’auteur représentant de grandeur naturelle une portion entière de mâchoire
de cet animal, dont il lit présent au Muséum Britannique.
Camper ayant bien voulu me faire part de son savant mémoire, je lui
marquai, après l’avoir lu avec autant d’attention que d’intérêt, que ses
connoissances et sa grande expérience étoient bien faits pour enlever mon
suffrage; mais que la manière très-exacte avec laquelle il avoit décrit et
figuré ces os maxillaires, et sur-tout d’après les caractères qu’il avoit assigné
aux dents, j’avois encore des doutes qui n’étoient pas entièrement levés, et
que si j’osois jamais soutenir une opinion contraire à la sienne, ce seroit
dans son propre mémoire que je puiserois mes principales raisons , tant je
trouvois sa méthode descriptive parfaite ; mais qu’au surplus n’ayant vu ni
les objets en nature, ni les lieux, ni les divers ossemens qu’on y trouve,
et principalement la grande tête déposée alors dans le cabinet du chanoine
Godin, je n’avois point d’opinion fixe; et que mon juste respect pour ses
lumières me persuadoit d’avance qu’après avoir obtenu de lui quelques
éclaircissemens, je penserois probablement de la même manière. Je lui
annonçai en même tems que j’étois disposé à faire dans la belle saison le
voyage de laHollande, et m’instruire auprès de lui avant d’aller àMaeslricht,
Là je devois étudier des faits qui rappellent de grandes révolutions et de
terribles catastrophes; mais les révolutions politiques ont aussi leur bouleversement,
leur destruction et leur catastrophe; et il s’en préparoit une en
Hollande qui n’étoit que la naissance d’une plus grande, et le prélude de
celles qui devoient quelques années après porter la plus cruelle atteinte à
l ’humanité, et couvrir de massacre, de guerre et de deuil l’un et l’autre
hémisphère.
Camper fut obligé de quitter la Haie dans les premiers mouvemens qui
s’y manifestèrent. L ’attachement que la maison d’Orange portoit à ses qualités
personnelles et à ses talens, et une juste reconnoissance de sa part,
appanage d’un coeur honnête et sensible, lui lut imputé à crime. Il eut
beaucoup de peine à sauver ses précieuses collections d’histoire naturelle
qu’on se préparoit à dévaster. Cet illustre savant sentit vivement cet acte
d’ingratitude et de dureté; sa santé ne tarda pas à en être altérée; il ne put
plus dès-lors se livrer à ses goûts ; son cabinet étoit en désordre , et avoit
été renfermé à la hâte dans des caisses ; et malgré la force de son tempé-
ramment et de son esprit, il succomba et mourut, malgré tous les secours
de l’art. Son grand ouvrage sur les éléphans, sur les rhinocéros et sur les
cétacés, qu’il mettoit en ordre pendant qu’Ü étoit à la Haie, ainsi que
d’autres manuscrits précieux, coururent le même sort que son cabinet, et
éprouvèrent du dérangement et la plus grande confusion : ils ne virent
point le jour malheureusement. Son second fils, Adrien-Gilles Camper,
héritier de ses collections et de ses manuscrits, et qui marche sur les
traces de son père, publiera un jour, il faut l’espérer, cette suite précieuse,
désirée et attendue avec impatience par tous les naturalistes.
Je devois ces détails à mes lecteurs, d’abord parce qu’ils intéressent un
savant illustre, et que c’est une satisfaction pour moi d’offrir à sa mémoire
ce juste et léger tribut de mon respect et de ma reconnoissance ; en sccuiid
lieu, parce qu’ils ne sont pas étrangers à l’histoire naturelle des crocodiles
fossiles et a l’animal de la montagne de Saint-Pierre, sur lequel je reviendrai;
car ayant fait, depuis la mort de Camper, un voyage en Hollande
et un séjour de plusieurs mois à Maestricht, où je visitois chaque jour les
montagnes et les collines environnantes, et où j’ai été à portée de voir les
principales richesses fossiles qu’on y a trouvées, je crois être fondé à en
revenir à ma première opinion sur l’animal de Maestricht, qu« je considère
comme une espèce particulière de crocodile.
Comme mon but étoit de discuter les raisons qui avoient déterminé
Camper à adopter un sentiment que je croyois pouvoir combattre, je devois
sans doute me munir de tous les matériaux propres à soutenir lua foi-
blesse contre un adversaire aussi redoutable. Je m’occupai donc très-sérieusement
de tout ce qui pouvoit tenir non-seulement à l’histoire naturelle
des crocodiles, relativement à leur grandeur, à leur habitude, à leur
nombre et à leur espèce; mais encore à l’anatomie de ces singuliers animaux.
Je ne tardai pas à m’appercevoir que les bonnes figures nous manquoient
même dans les auteurs les plus modernes ; je cherchai donc pour
ma propre instruction à réparer ces inexactitudes, en faisant dessiner sous
mes yeux par des artistes habiles le crocodile du N i l , d’après l’original le
plus parfait qui existe dans les galeries du Muséum de Paris. J’eii fis de
même pour le superbe squelette de crocodile conservé dans les galeries
anatomiques du môme Muséum.
Une peau bien entière d’un superbe crocodile du Gange à bec alongé,
de douze pieds de longueur , étoit dans les magasins du Jardin des Plantes
; j’observai à l’administration de ce magnifique établissement qu'un
objet aussi intéressant étoit fait pour figurer parmi les pièces rares qui embellissent
les galeries de zoologie; et bientôt cette peau fut préparée et
montée, avec beaucoup d’art, par Desmoulias et Dufrêne, chargés du soin
des quadrupèdes, des oiseaux et des insectes du Muséum, et dont les talens
et l’habileté sont bien connus. C’est d’après ce gavial que je fis faire un dessin
de cette seconde espèce de crocodile, qui paroît particulière à l’Asie.
Brugman, professeur d’histoire naturelle à l’université de Leide, possède
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