en cinq heures à la cabane du Mutthorn
(2960 m.), des mieux placée et très utilisée,
puisqu’en 1913 elle a hébergé plus
d’un millier de touristes et 240 guides et
porteurs. Mais nos vacances touchent à
leur terme, et nous éprouvons le besoin
de prendre encore une journée ou deux de
repos complet avant de nous remettre au
labeur quotidien ; nous jetons alors notre
dévolu sur Isenfluh, que nous avons laissé
de côté jusqu’ici.
Nous y arrivons sans peine le jour
même par Lauterbrunnen et la route qui
le relie à ce village. Les hôtels de la localité
ne gâtent en rien le paysage ; le village
ressemble beaucoup à un hameau
valaisan; on y voit encore les jeunes gens
porter l’ancien casque à mèche de leurs
ancêtres, aujourd’hui presque disparu des
campagnes oberlandaises, et d’autres particularités
qui s’expliquent par le fait que
cette commune est restée dans une assez
Sefinenthai. forte mesure à l’abri du grand courant
des touristes.
Construit sur une pente recouverte de prairies, semée de buissons qui, en octobre,
ressemblent à des bouquets d’or rouge et jaune jetés à profusion, ce hameau au nom
poétique, à l’assonnance aérienne, est resté bien lui-même; c’est dire l’attraction
qu’exerce cette modeste villégiature où il fait si bon se laisser v ivre; c ’est très paisib
le ; le soleil y est chaud, l’ombre délicieuse, l’air vivifiant, et la Jungfrau, une reine,
comme elle ne l’est à peu près nulle part ailleurs au même degré, et dont on pourrait
dire qu’elle est comme le résumé des beautés des Alpes bernoises. Ample, majestueuse,
toute blanche, elle dresse vers le ciel
sa tête doucement inclinée ; dans ses lignes
tout monte et monte avec une allure v ive,
entraînante, qui oblige l’esprit à monter
avec elles. Elle réunit en sa personne la
grâce et la splendeur de bien des cime&
dans nos Alpes. Eug. Rambert semble
avoir eu sous les yeux la Jungfrau, lo r s -|
qu’il a dit, dans ses Plaisirs d’un grimpeur
: « Le trait caractéristique du paysage des Alpes, c’est la puissance de la projection
verticale, c’est la ligne ascendante. L à est le secret de sa poésie. Quand la
ligne horizontale n’est pas belle, elle n’est que plate ; mais la ligne ascendante n’est
jamais sans signifier quelque chose : elle peut être rude, elle peut manquer de flexibilité
et de grâce, n’importe, elle s’élève, elle invite l’esprit à le suivre, elle semble
lui montrer un but au-dessus de la vie commune et des réalités mesquines. Elle
s’élève, elle veut donc ce que veut le génie, ce que demandent l’amour, la religion,
la poésie ; elle est le symbole naturel de toutes les hautes aspirations. »
Il aurait pu ajouter que toutes les grandes cimes, et par conséquent la Jungfrau,
vous laissent à certaines heures aussi une impression très forte de sérénité, non pas
de la sérénité d’une âme figée dans un perpétuel sommeil, mais de celle qui se dégage
d’une âme qui a lutté, hier meurtrie, aujourd’hui en pleine possession de sa paix
intérieure et de sa force, en mesure de faire face à nouveau aux responsabilités de la
vie. Hier soir l’orage enveloppait la cime ; de sombres nuées chassées par un vent
furieux déferlaient entre ses arêtes ; un bruit sourd, lugubre, lointain, laissait supposer
une de ces tourmentes qui remplit le touriste d’angoisse ; la grêle, portée
comme une force mystérieuse, ruisselait sur la face de la montagne, rendant bien
dangereux le retour des voyageurs surpris par l ’orage non loin du sommet ; les bergers
des alpages les plus voisins de sa base entendaient par moment le bruit saccadé
des pierres arrachées à la montagne et se précipitant par d’innombrables couloirs
jusque dans leur voisinage ; inquiets, gens et bêtes attendaient haletants que cela fut
fini avant de reprendre leur activité interrompue...
Aujourd’hui il n’y a plus un nuage au ciel, la cime virginale baigne dans la pure
lumière d’une merveilleuse journée ; elle se repose, elle se reprend, elle parle à nouveau
la langue que comprennent les poètes, elle semble vivre d’une vie surhumaine et
nouvelle, où l’esprit joue le rôle prédominant. Pénétré de cet idéal, nous reprenons le
chemin de la vallée, du monde, du travail, avec une vision de lumière et d’infini dans
les yeux.