et qui nous paraît bien caractériser l’état d’esprit des guides de nature supérieure.
Alors, Schwitzguebel, lui dis-je, qu’est-ce que vous pensez ? — Je ne pense
rien. — A rien, c’est peu ; vous vous ennuyez, alors ? — Monsieur, vous savez bien
qu on ne s’ennuie pas à la montagne, comme ça. — Vous aimeriez mieux être au
village ?• s a Oh, non. .Tout autant ? — Non plus. — Alors vous pensez bien à
quelque chose ? Vrai, oui, mais je pense trop profond pour pouvoir le dire. C ’est
là, comme l’eau d’un puits qu’on ne peut tirer, faute d’une corde et d’un baquet.
Eh bien, n’êtes-vous pas régent, ne sauriez-vous pas dire ?... V o ilà !... je p ense...‘je
regarde... j écoute... je sens... il me semble... je voudrais... — Non, ne me demandez
pas cela ;... je vis, ici ; dans le mouvement je me fatigue et me repose ; en mon corps
toute mon ame est agitée, comme la mer, dit-on, sous le vent. Je vis. Cela suffit.-
C ’est chaud. C ’est un peu gris. Davantage... je ne puis...
E t devant nous flottait l’immense panorama comme palpitant au sein du jour et
par delà ces Alpes si blanches, l ’infini se faisait sentir sans arriver à se faire voir.
Dans ces incommensurables étendues il apparaissait sans paraître, comme quelque
chose qui n’est rien, comme un rien qui serait quelque chose. E t sur notre cime,
même dans un grand silence, avec de légers frottements intermittents, à peine perçus
par 1 oreille la plus subtile, de petits souffles faisaient valser, puis monter en spirale
quelques légères et chétives dépouilles de la nature profonde. D’où venaient-elles, ces
dépouilles ?
Et la poésie des Grandes Alpes passait en nous, plus profond que nous-mêmes,
et de son aile divine touchait aussi Schwitzguebel. Ce montagnard régent, si blasé
qu il dut être de sa montagne, et des montagnes, n’était pas comme l ’autre de Zinal
qui disait un jour : <t A force d’y regarder, on n’y peut plus voir », — ou encore
comme ce brave homme de l’une de nos vallées vaudoises qui nous disait : ». E t
qu allez-vous donc voir la-haut sur les pointes ? Des montagnes et encore des montagnes?...
Comme si l ’on n’en voyait pas déjà assez ici en bas ! »
En rentrant à l’hôtel le soir, nous constaterons que, si de Rosenlaui l’on ne voit
que peu de montagnes, on en- voit de fort belles et surtout d’un élancement impres-
sionnant.
Rosenlaui.
IX
ROSENLAUI -MEIRINGEN - BRIENZ ET ROTHHORN
DU GIESBACH A LAUTERBRUNNEN
« Rosenlaui, écrivait Tôpffer en 1835, est le plus joli endroit des deux Scheid-
eg g , si encore il n’est pas le plus curieux. On y trouve deux belles cascades d’un
genre tout différent, dans une gorge très rapprochée.... on y visite un abîme dont
la vue remplit de terreur... » Dans son récit de la traversée de la Grande Scheidegg,
un point nous frappe ; il ne cite aucun nom de montagne ; il semble que cela ne l’intéresse
pas même. « Après Rosenlaui, dit-il, le pays devient encore plus beau si c’est
possible ; derrière soi les grandes cimes neigeuses dans leur ensemble et leur hardiesse
; en avant la plus belle végétation, des près d’une verdure sans pareille, des
rocs couronnés de forêts élégantes, et partout des cascades dont les filets brillent
comme de l’argent. » Il était bien permis à Tôpffer de ne pas s’intéresser aux Engel