L a Jungfrau vue d’Obersteinberg.
de moi, un chalet, à l’avant-toit proéminent ; contre la muraille, un banc sur lequel
un bonhomme fumait sa pipe et, à quelques pas devant lui, une auge bien remplie dans
laquelle barbotaient trois ou quatre museaux de cochons !
L ’extraordinaire de cette rencontre, au centre même de ce désert, me ramena brusquement
à la réalité et fit évanouir l’image projetée par mon cerveau fatigué. Ces hallucinations
ne sont pas chose très rare. L ’alpiniste français, M. Casella, raconte dans la
Revue alpine de 1912 l’histoire beaucoup plus étrange encore arrivée à son ami Lud-
w ig. Celui-ci descendait seul en skis du col du Géant ; surpris en route par le brouillard
et après être tombé au moins une dizaine de fois, il lui sembla soudain apercevoir
une silhouette ; il s’approche et s’exclame : « Tiens, c’est Alexandre Burgener ! » le
vieux guide, le fameux vainqueur du Grépon, des Charmoz et du Cervin de Zmutt.
Il se tenait immobile. u ...Je lui raconte mon équipée ; il ne me répond pas et se met
à marcher très v ite devant moi Je m’aperçois que, bien qu’il n’ait ni skis ni
raquettes, mon guide ne laisse aucune trace dans la neige molle.... Nous coucherons
donc à la cabane du Couvercle.... Burgener me laisse passer le premier. J’ouvre la
porte, j’allume la lanterne et j’accable l’excellent guide de tous les remerciements
possibles.... Il s’est assis et reste immobile la tête dans ses mains.... Je vois encore
son visage torturé, ravagé ; la pipe éteinte n’a pas quitté le coin de sa bouche et deux
grosses larmes glissent dans les rides profondes.... Le lendemain je m’éveille à sept
heures.... Burgener a disparu. Je pense qu’il est parti sans m’attendre. Je me préoccupe
de ce départ, je fais mille suppositions, puis il finit par me paraître naturel. A
neuf heures, je glisse sur mes skis ébréchés et je fais bientôt mon entrée au Montan-
vers.»— Eh bien, lui dit M. Casella, je ne conçois pas que vous ayez pu avoir peur ce
jour-là, mon bon L u d w ig ! ...— Taisez-vous! s’exclama
Ludwig, en se dressant, les bras levés : le 8 juillet
1910, à l’heure même où je fis la rencontre du guide
sur le glacier du T a cu l, Alexandre Burgener mourait
emporté par une avalanche qui tua neuf personnes
au-dessous de la cabane de Bergli !...
E t la Bergli, elle n’est pas loin du Jungfraufirn
sur lequel nous nous avançons lentement, à trois
heures à peine de l’endroit
ou nous sommes.
On se souvient de cette
catastrophe qui eut lieu
sur le chemin pourtant
constamment u t i l i s é ,
presque frayé entre la
station d’Eismeer et la
dite cabane. M o r a le :
méfiez-vous des avalanches,
vous les jeunes
surtout qui croyez volontiers
tout savoir et
avez toutes les audaces ;
le vieux Burgener, une
d e s i l lu s t r a t io n s du
monde des guides, est
mort emporté par une
vulgaire avalanche que
m êm e l u i n’ a v a i t pu
prévoir. A bon entendeur
salut !
Parvenus au Jung-
fraujoch, nous n’avions
Avalanche descendue du Rothtal. pas alors le chemin de