84 DISCOURS SUR LES RÉVOLUTIONS
Il s’era faut sans doute de beaucoup que l’on aiteu depuis lors une
histoire suivie, puisque l’on place encore long-temps après ces fondateurs
de colonies une foule d’événemens mythologiques et d’aventures
où des dieux et des héros interviennent, et qu’on ne lie ces
chefs à l’histoire véritable que par des généalogies évidemment factices
(i); mais ce qui est bien plus certain encore, c’est que tout ce
qui avait précédé leur arrivée ne pouvait s’être conservé que dans
des souvenirs très-confus, et n’aurait pu être suppléé que par de
pures inventions, pareilles à celles de nos moines du moyen âge sur
les origines des peuples d’Europe.
Ainsi, non-seulement on ne doit pas s’étonner qu’il y aiteu dans
l’antiquité même beaucoup de doutes et de contradictions sur les
époques de Cécrops, de Deucalion, de Cadmus et de Danaüs; non-
seulement il serait puéril d’attacher la moindre importance à une
opinion quelconque sur les dates précises d’Inachus (2) ou d’Ogy-
gès (3) ; mais si quelque chose peut surprendre, c’est que ces permais
ces migrations n’en forment pas moins toutes ensemble le caractère spécial et bien remarquable
du quinzième et du seizième siècle avant Jésus-Christ.
Ainsi, en suivant seulement les calculs d’Ussérius, Cécrops serait venu d’Egypte à Athènes
vers i 556 avant Jésus-Christ; Deucalion se serait établi sur le Parnasse vers i 548; Cadmus
serait arrivé de Phénicië à Thèbes vers i 49^ ; Danaüs serait venu à Argos vers j 485 ; Darda-
nus se serait établi sur l’Hellespont vers i 449*
Tous ces chefs de nations auraient été à peu près contemporains de Moïse , dont l’émigration
est de 1491 • Voyez d’ailleurs sur le synchronisme de Moïse, de Danaüs et de Cadmus,
Diodore, libc xi; dans Photius, page i i 52.
(1) Tout le monde connaît les généalogies d’Apollodore, et le parti que feu Clavier a cherché
à en tirer pour rétablir une sorte d’histoire primitive de la Grèce; mais lorsqu’on a lu
les généalogies des Arabes , celles des Tartates, et toutes celles que nos vieux moines chroniqueurs
avaient imaginées pour les différens souverains de l’Europe et même pour des particuliers,
on comprend très-bien que des écrivains grecs ont du. faire pour les premiers
temps de leur nation ce qu’on a fait pour toutes les autres à des époques où la critique n’éclairait
pas l’histoire.
(2) Mille huit cent cinquante-six ou mille huit cent vingt-trois avant Jésus-Christ, ou
d’autres dates encore ; mais toujours environ trois cent cinquante ans avant lés principaux
colons phéniciens ou égyptiens.
(3) La date vulgaire d’Ogygès, d’après Acusilaüs, suivi par Euscbe , est de mille sept cent
quatre-vingt seize ans avant Jésus-Christ, par conséquent plusieurs années après Inachus.
DE LA SURFACE DU GLOBE. 85
sonnages n’aient pas été placés infiniment plus haut. Il est impossible
qu’il n’y ait pas eu là quelque effet de l’aseendant des traditions
repues auquel les inventeurs de fables n’ont pu se soustraire. Une des
dates assignées au déluge d’Ogygès s’accorde même tellement avec
l’une de celles qui ont été attribuées au déluge de Noé, qu’il est
presque impossible qu’elle n’ait pas été prise dans quelque source
où c’était de ce dernier déluge qu’on entendait parler (i).
Quant à Deucalion, soit que Ton regarde ce prince comme un personnage
réel ou fictif, pour peu que l’on suive la manière dont son
déluge a été introduit dans les poèmes des Grecs j et les divers détails
do®t il s’est trouvé successivement enrichi, il devient sensible que ce
n’était qu’une tradition du grand cataclisme, altérée et placée parles
Hellènes à l’époque où ils plaçaient aussi Deucalion, parce que Deucalion
était regardé comme l’auteur de la nation des Hellènes, et que
l’on confondait son. histoire avec celle de tous les chefs des nations
renouvelées :
CO Vairon plaçait le déluge d’Ogygès, qu’il appelle le premier déluge, à quatre cents ans
avant Inachus (à priore catdclîsmo quem Ogpgium dicunt, ad Inachi regnum), et par
conséquent à mille six cents ans avant la première olympiade; ce qui le porterait à deux
mille trois.cent soixante-seize ans avant Jésus-Christ; et le déluge de< Noé, selon le texte
hébreu , est de deux mille trois cent quarante-neuf : ce n’est que vingt-sept ans de différence.
Ce témoignage de Varron est rapporté par Gensorin , de Die natali, cap. xxi. A la vérité ,
Censorin n’écrivait qu’en deux cent trente-huit de Jésus-Christ, et il paraît d’après Jules
Africain , ap. Eüseb., Præp. cv, qu’Acusilaüs , le premier auteur qui plaçait un déluge sous
le règne d’Ogygès, faisait ce prince contemporain de Phoronée, ce qui l’aurait beaucoup
rapproché de la première olympiade. Jules Africain .ne met que mille vingt ans d’intervalle
entre les deux époques ; et il y a même dans Censorin un passage conforme à cette opinion ;
aussi quelques-uns veulent-ils lire-dans celui de Varron , que nous venons de citer d’après
Censorin, erogitium au, lieu d’Ogygium. Mais qu’est-ce qu’un cataolisme érogitien dont personne
n’a jamais parlé ?
(2) Homère ni Hésiode n’ont rien su du déluge de Deucalion, non plus que de celui
d’0 gygfes-
Le premier auteur subsistant où l’on trouve la mention du premier est Pindarë (Od.
Olymp. ix ). Il fait aborder Deucalion sur le Parnasse, s’établir dans la ville de Protogénie
( première naissance ), et y recréer son peuple avec des pierres; en un mot, il rapporte
déjà , mais en l’appliquant à une nation seulement, la fable généralisée depuis par Ovide à
tout le genre humain.
Les premiers historiens postérieurs à Pindare ( Hérodote, Thucydide et Xénophon ) ne