tiblement; le grand ouvrier de la Nature eft le Temps:
comme il marche toûjours d’un pas égal, uniforme &
réglé, il ne fait rien par fauts ; mais par degrés, par
nuances, par fucceffion, il fait tout ; & ces changemens,
d’abord imperceptibles, deviennent peu à peu fenfibles,
& fe marquent enfin par des réfultats auxquels on ne
peut fe méprendre.
Cependant les animaux fuivages & libres font peut-
être , fans même en excepter l’homme, de tous les êtres
vivans les moins fujets aux altérations, aux changemens,
aux variations de tout genre : comme ils fontabfolument
les maîtres de choifir leur nourriture & leur climat,
& qu’ils ne fe contraignent pas plus qu’on les contraint,
leur nature varie moins que celle des animaux domef-
tiques, que l’on affervit, que l ’on tranfporte, que l’on
maltraite, & qu’on nourrit fans confuiter leur goût. Les
animaux làuvages vivent conflamment de la même façon ;
on ne les voit pas errer de climats en climats ; le bois
où ils font nés eft une patrie à laquelle ils font fidèlement
attachés, ils s’en éloignent rarement, & ne la quittent
jamais que lorfqu’ils fentent qu’ils ne peuvent y vivre
en fureté. Et ce font moins leurs ennemis qu’ils fuient,
que la préfence de l’homme ; la Nature leur a donné
des moyens & des reffources contre les autres animaux,
ils font de pair avec eux, ils connoiffent leur force &
leur adrefiè, ils jugent leurs deffeins, leurs démarches,
& s’ils ne peuvent les éviter, au moins ils fe défendent
corps à corps; ce font, en un mot, des efpèces de
leur genre. Mais que peuvent-ils contre des êtres qui
lavent les trouver fans les voir, & les abattre fans les
approcher î
C ’eft donc l’homme qui les inquiète, qui les écarte;
qui les difperfe, & qui les rend mille fois plus làuvages
qu’ils ne le feroient en effet ; car la plufpart ne demandent
que la tranquillité, la paix, & i ’ufage auffi modéré
qu’innocent de l ’air & de la terre; ils font même portés
par la Nature à demeurer enfemble,. à fe réunir en
familles, à former des efpèces de fociétés. On voit
encore des veftiges de ces fociétés dans les pays dont
l ’homme ne s’eft pas totalement emparé: on y voit
même des ouvrages faits en commun, des efpèces de
projets, qui, fans être raifonnés, paroiffent être fondés
fur des convenances faifonnables , dont l ’exécution
fuppofe au moins l ’accord, l ’union & le concours de
ceux qui s’en occupent ; & ce n’efl point par force ou
par néceffité phyfique, comme les fourmis, les abeilles,
&c. que les caftors travaillent & bâtiffent ; car ils ne font
contraints, ni par l’efpace, ni par le temps, ni par le
nombre, c ’eft par choix qu’ils fe réuniffent, ceux qui
fe conviennent demeurent enfemble, ceux qui ne fe
conviennent pas s’éloignent, & l’on en voit quelques-
uns qui, toûjours rebutés par les autres, font obligés de
vivre folitaires. Ce n’efl: auffi que dans les pays reculés,
éloignés, & où ils craignent peu la rencontre des
hommes, qu’ils cherchent à s’établir & à rendre leur
demeure plus fixe & plus commode, en y conftruifant des
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