nous appelons fàuvages, parce qu’ils ne nous font pas
fournis, orit-iis bel'oin de plus pour être heureux! ils
ont encore l’égalité, ils ne font ni les efclaves, ni les
tyrans de leurs femblables ; l’individu n’a pas à craindre,
comme l ’homme, tout le relie de fon efpèce; ils ont
entr’eux la paix, & la guerre ne leur vient que des
étrangers ou de nous. Ils ont donc raifon de fuir l’efpèce
humaine, de fe dérober à notre afpeét, de s’établir dans
les folitudes éloignées de nos habitations, de fe fervir
de toutes les reffources de leur inltinét, pour fe mettre
en lureté, & d’employer, pour fe fouftraire à la puiffance
de l’homme, tous les moyens de liberté que la Nature
leur a fournis en même temps qu’elle leur a donné le
defir de l’indépendance.^
Les uns, & ce font les plus doux, les plus innocens,"
les plus tranquilles, fe contentent de s’éloigner, &
palTent leur vie dans nos campagnes ; ceux qui font
plus défians, plus farouches, s’enfoncent dans les bois;
d ’autres, comme s’ils fàvoient qu’il n’y a nulle fureté
fur la furface de la terre, fe creufent des demeures
fou terrai nés, fe réfugient dans des cavernes, ou gagnent
les fommets des montagnes, les plus inaccertlbles ; enfin
les plus féroces, ou pluftôt les plus fiers, n’habitent que
les deferts, & régnent en fouverains dans ces climats
brûlans , où l’homme aufli fàuvage qu’eux ne peut leur
difputer l’empire.
Et comme tout efl fournis aux loix phyfiques, que
fos êtres même les plus libres y font afliijétis, & que
le$
les animaux éprouvent, comme l’homme, les influences
du ciel & de la terre; il femble que les mêmes caufes
qui ont adouci, civilifél’efpèce humaine dans nos climats,
ont produit de pareils effets fur toutes les autres efpèces :
le loup, qui dans cette zone tempérée efl peut-être de
tous les animaux le plus féroce, n’eft pas à beaucoup
près aufli terrible, aufli cruel que le tigre, la panthère,
le lion de la zone torride, ou l ’ours blanc, le loup-
cervier, l ’hyène de la zone glacée. Et non feulement
cette différence fe trouve en général, comme fi la
Nature, pour mettre plus de rapport & d’harmonie
dans fes produélions, eût fait le climat pour les efpèces,
ou les efpèces pour le climat, mais même on trouve
dans chaque efpèce en particulier le climat fait pour
les moeurs, & les moeurs pour le climat.
En Amérique, où les chaleurs font moindres, où l’air
& la terre font plus doux qu’en Afrique, quoique fous
la même ligne, le tigre, le lion , la panthère n’ont rien
de redoutable que le nom; ce ne font plus ces tyrans
des forêts, ces ennemis de l’homme aufli fiers qu’intrépides
, ces monftres altérés de fang & de carnage ;
ce font des animaux qui fuient d’ordinaire devant les
hommes, qui loin de les attaquer de front, loin même
de faire la guerre à force ouverte aux autres bêtes
fàuvages, n’emploient le plus fouvent que l’artifice & la
rufe pour tâcher de les furprendre; ce font des animaux
qu’on peut dompter comme les autres, & prefque
apprivoifer. Us ont donc dégénéré, fi leur nature étoit
Tome VI. H