2 8 H i s t o i r e Na t u r e l l e .
fallu pour perfectionner les fignes & les langues , parce
qu’il me paraît que lorfqu’on veut raifonner fur des faits,
il finit éloigner les fuppofitions, & fe foire une loi de
n’y remonter qu’après avoir épuifé tout ce que la Nature
nous offre. Or nous voyons qu’on defcend par degrés
affez infenfibles des nations les plus éclairées, les plus
polies, à des peuples moins induftrieux; de ceux-ci à
d’autres plus greffiers, mais encore fournis à des Rois,
à des loix; de ces hommes greffiers aux fouvages, qui
ne fe reffemblent pas tous, mais chez lefquels on trouve
autant de nuances differentes que parmi les peuples
policés; que les uns forment des nations affez nom-
breufes foûmifos à des chefs ; que d’autres en plus petite
fociété ne font fournis qu’à des ufoges; qu enfin les plus
folitaires, les plus, indépendans, ne laiflent pas déformer
des familles & d’être foûmis à leurs pères. Un Empire ,
un Monarque, une famille1; un père , voilà les deux
extrêmes de la fociété : ces extrêmes font aufli les limites
de la Nature; fi elles s’étendoient au delà, n’auroit-on
pas trouvé, en parcourant toutes les folitudes du globe,
des animaux humains privés de la parole , fourds a la
voix comme aux fignes, les mâles & les femelles diff-
perfés, les petits abandonnés, &c! Je dis meme qua
moins de prétendre que la conftitution du corps humain
fût toute differente de ce qu’elle eft aujourd’hui, & que
fon accroiffèment fût bien plus prompt, il n eft pas
poffible de foûtenir que l’homme ait jamais exifte fins
former des familles, puifque lés enfons périraient s ils
l e s A n i m a u x c a r n a s s i e r s . 29
n’étoient fecourus & foignés pendant plufieurs années;
au lieu que les animaux nouveaux nés n’ont befoin
de leur mère que pendant quelques mois. Cette né-
ceflité phyfique fuffit donc feule pour démontrer que
l ’efpèce humaine n’a pu durer & fe multiplier qu’à la
faveur de la fociété ; que l’union des pères & mères aux
enfons eft naturelle, puifqu’elie eft néceffoire. Or cette
union ne peut manquer, de produire un attachement ref-
peéfif & durable entre les parens & l ’enfont, & cela foui
lîiffit encore pour qu’ils s’accoûtument entre eux à des
geftes, à des fignes, à des fons, en un mot à toutes
les expreffions du fontiment & du befoin; ce qui eft
aufli prouvé par le foit, puifque les fouvages les plus folitaires
ont, comme les autres hommes, l ’ufàge des lignes
& de la parole.
Ainfi l’état de pure nature eft un état connu ; c ’eft
le Sauvage vivant dans le défort, mais vivant en famille,
connoiflànt fos enfons, connu d’eux, ufont de la parole
& fo foifant entendre. La fille fauvage ramaffée dans les
bois de Champagne, l’homme trouvé dans les forêts
d’Hanovre, ne prouvent pas le contraire ; ils avoient
vécu dans une: foiitude abfolue , ils ne pouvoient
donc avoir aucune idée de fociété, aucun ufage des
fignes ou de la parole; mais s’ils fe fuffent feulement
rencontrés, la pente de nature les aurait entraînés, le
plaifir les auroit réunis ; attachés l’un à l’autre, ils fo
foraient bien-tôt entendus, ils auraient d’abord parié
1a langue de l’amour entre eux, & enfuite celle de la