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s'abandonne que trop aisément l'explorateur isolé qui, comme
moi, a eu riniprudence de se .charger d'une tâche au-dessus des
forces d'un seul homme, en prétendant interroger, au nom de
presque toutes les branches des sciences naturelles et physiques,
une contrée où le plus souvent il ne peut rattacher ses éludes à
celles d'aucun prédécesseur, et où il compte le nombre de ses
observations par le nombre des péiils et des privations de toute
espèce dont elles sont le prix. Aussi, ce qui m'a particulièrement
décidé à faire paraître dès aujourd'hui mon travail sur la végétation
de l'Asie Mineure, c'est la conviction que de plus longs retards
n'auraient jamais amené le degré de perfection que je lui désirais,
à moins que les conditions défavorables au milieu desquelles
j e poursuis ma tâche pénible ne vinssent à changer complètement,
ce qu'aucune prévision ne saurait me faire admettre. Lorsque,
dans son ardeur juvénile, un intrépide ouvrier s'imagine pouvoir
à lui seal construire un somptueux édifice, le temps ne tarde pas
à lui prouver l'audacieuse excentricité de son entreprise; mais
cet ouvrier ajouterait sans doute la pusillanimité à l'extravagance
si, par découragement, il renonçait à l'oeuvre de toute une vie, et
s'il ne se résignait point à accepter l'honneur plus modeste d'avoir
élevé les échafaudages qui après lui serviront à la construction de
l'édifice qu'il rêvait. Malgré la défectuosité aussi évidente qu'inévitable
de mon travail, j'ai cependant la consolation de croire
qu'il renferme des faits assez nombreux pour permettre de retracer
un tableau général de la Flore de l'Asie Mineiire, et pour offrir
des données nouvelles et intéressantes à la géographie botanique.
II
Ainsi que je l'ai dit, c'est surtout sous le point de vue de la
GÉOGRAPHIE BOTANIQUE que j'ai étudié la végétation de l'Asie Mineure,
car je ^uis de ceux qui ont foi dans l'avenir et dans les services
que celte science, jeune encore \ est appelée à rendre un jour à
1. Après ALEXANDRE DE HUMBOLDT, ALPHONSE DE CANDOLLE o.ST iiicontesLiiblcnient
celui à qui celte science doit le plus. I>a GÉOGRAPHUÎ BOTANiQUK
RAISONNÉ!; e?t déjà en possession d'une de ces places qu'il psl
presque aussi difficile de conquérir que de perdre. Il n'en est pas moins
P R É F A C E . v n
la botanique, en fournissant ci cette dernière les moyens de constater
et de [)réciser la valeur réelle des caractères qui aujourd'hui
servent de base à nos classitlcations. En effet, cette base, c'est
l'idée de l'espèce, idée tellement complexe de sa nature qu'elle est
demeurée à l'état de nuage ou d'énigme pour les jilus grands
philosophes de l'antiquité, sans en excepter l'incomparable génie
d'Aristote et que même de nos jours il y a presque autant de
vrai que te mérite d'avoir marqué à la géographie botanique le rang qui
lui est réservé appartient à M. de Humboldt; et j'ai été d'autant plus heureux
de lui dédier mon ouvrage, que des liens de sincère affection et de
gratitude m'attachent à cet homme illustre. Aussi n'ai-je pas pu me
défendre d'un sentiment tiien pénible, lorsqu'une impardonnable indiscrél,
ion est venue défigurer cette image iramortelle par la burlesque caricature
que nous en offrent les fameuses Lettres d'Alexandre de Humboldt; à
M. de Warnhagen. Jamais le respect attaché aux mystères du tombeau n'a
été violé d'une manière plus regrettable. On croirait que possédé du désir
de dissiper le prestige dont pouvait être entouré, aux yeux de la postérité,
le buste vénérable de Humljoldt, l'éditeur de cette correspondance a prisa
tâche de le dépouiller de la toge classique pour le livrera la risée de la foule
sous les dehors ridicules du négligé le plus indécent. Rien ne devait manquer
au cruel désenchantement des spectateurs ; ni la vulgaire vanité d'un
bourgeois gentilhomme, qui ne se laisse aborder par ses amis les plus intimes
qu'avec le titre d'Excellence, et exhibe, comme autant de titres à l'estime
de l'Europe, les billets les plus insignifiants reçus de l'étranger, ni les convulsives
ricaneries d'un vieillard bilieux qui ne craint point de souiller de
sa bave le front d'un auguste monarque, son bienfaiteur. Voilà sous quel
aspect ce livre malencontreux nous représente Humboldt, aspect qu'au
reste il ne serait pas difficile de donner aux plus grands tiommes de l'histoire,
si on allait tes guetter dans leur intérieur pour appliquer impitoyablement
le daguerréotype à chaque geste, à chaque altitude qui, dans des
moments de mauvaise digestion ou de migraine, ont pu leur échapper. Et
quand c'est un ami qui s'avise de tirer furtivement de semblables photographies,
n'est-on pas dans le cas de s'écrier : « Que Dieu nous préserve
de nos amis, car nous saurons nous défendre nous-mêmes contre nos
ennemis? »
1. Dans son excellent ouvrage : HISTOIRE NATURELLE GÉNÉRALE DES
RÈGNES ORGANIQUES, t. Il, partie deuxième. M. Isidore Geoffroy Saint-Hilaire
prouve, par une foule d'exemples, combien les idées d'espèce et de genre
étaient vagues chez tous les écrivains anciens. A ces exemples on pourrait,
ajouter encore ceux que nous fournissent les opinions de plusieurs botanistes
et médecins de l'antiquité sur la prétendue faculté qu'ils attribuaient
aux plantes de passer brusquement, et pour ainsi dire sous l'oeil même de
l'observateur, d'une espèce à l'autre, ce qui naturellement rendrait super