
ORNEMENTS
VÉNITIENS, HINDOUS, RUSSES
Ce n’est pas sans motifs qu’on a réuni dans cet album les plus précieux modèles de l’art vénitien
et divers chefs-d’oeuvre de l’Orient, de Byzance, de la Russie, ainsi que quelques monuments laissés par les
Arabes dans le sud de l’Italie. Un lien reconnaissable groupe ces merveilleux spécimens d’un art dont on
peut déterminer l’origine unique et qui, changeant d’aspect suivant le pays qu’il traverse ou suivant le
temps où il se produit, n’en sort pas moins de la, même inspiration primitive.
Venise, par sa situation et par son commerce, fut de bonne heure en communication directe avec
Constantinople. De là ce caractère tout spécial de son art, ce mélange singulier d’élégance exotique et
de science antique qu’on remarque dans son architecture. Seule en Europe, après la chute de l’empire
romain, cette ville resta une cité libre et continua sans interruption le régime, les moeurs, l’esprit des
républiques anciennes. Ne commença-t-elle pas, en effet, à se fonder à la manière d’une colonie grecque,
s’établissant sur la mer pour braver l’invincible Attila? Elle se posa sur les flots de l’Adriatique, comme
un grand oiseau d’Asie aux ailes brillantes, bigarrées, et jamais vainqueur ne put, durant plus de treize
siècles, mettre la main sur elle. Elle' échappe d’abord à l’étreinte féodale; le fils de Charlemagne échoue
devant ses lagunes ; elle maintient aussi bien son indépendance entre les Césars dorés de Byzance qu’entre
les Césars bardés de fer d’Aix-la-Chapelle. Se développant ainsi par elle-même, en dehors de l’Europe,
ayant une existence façonnée selon les conditions de cette situation exceptionnelle, donnant naissance à
une société soumise à des nécessités politiques également très tranchées, il n’est pas étonnant que Venise
ait eu ses arts propres. De bonne heure, les habitants de la cité, qui faisaient le commerce des mers,
rapportèrent de Constantinople, pour leur église, les formes arrondies, les arcades cintrées, les coupoles
globuleuses dans lesquelles l’architecture byzantine se complaisait. Mais ils les transforment en les transportant
sur leur sol, et l’église Saint-Marc diffère autant de Sainte-Sophie, ainsi qu’on l’a remarqué,
qu’une jeune nation naïve, inventive, conquérante, diffère d’un vieil empire grandiose et compassé.
C ’est d’abord la nature même du terrain qui, étant mobile, incertain, n’autorise pas les masses de pierre
amoncelées. Aussi les proportions de l’édifice sont-elles restreintes ; le dôme de Sainte-Sophie n’est
copié que dans ses rondeurs. La fantaisie la plus exubérante modifie tous les ordres d’architecture; les
porches coiffent leur cintre antique d’un vêtement évasé qui relève en pointes gothiques une guirlande
de statuette ; de fins clochetons viennent se placer sur les contre-forts ; des colonnettes de porphyre,
de serpentine, superposent leurs marbres multicolores précieusement ouvragés; des portes sarrasines font
tenir, comme l’a dit M. Tainer « leur treillage de petits fers à cheval entre de bizarres chapiteaux où
des oiseaux, des lions, des feuillages, des raisins, des épines, des croix, enchevêtrent leur dessin grossier
ou fantastique. A tout instant, à travers la multiplicité des ornements hybrides, on s’aperçoit que
l’artiste du moyen âge, sur un fond classique importé, a brodé une décoration gothique originale ; on
voit que, raffiné et troublé par le christianisme, il a substitué au simple et à l’uni le complexe et le
multiple; qu’il a eu besoin de remplir le champ de sa vision par la saillie et l’entrelacement des
formes prodiguées par la nouveauté, le luxe et la recherche de l’ornementation capricieuse; enfin que,
promené par sa destinée maritime dans les basiliques byzantines et les mosquées mahométanes, il a
entassé les marbres, les bronzes, les reflets de la pourpre et les scintillements de l’or, pour exprimer
dans son christianisme la poésie fastueuse et composite dont le spectacle de l’Orient l’a imbu ».