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d’autres campements, s’élève déjà un hameau des plus rustiques. Ces abris de pieux et d’herbe sont une mesure sanitaire, et, quelque chétifs qu’ils soient, ils nous paraissent, après notre vie de bohémiens de neuf mois, tout ce que nous pouvons désirer en fait de luxe, de confort, dans nos circonstances actuelles. Le tout sera peu coûteux. Nous comptons d’ailleurs que Léchoma sera pour longtemps encore le dépôt et le sanatorium de notre mission. J’ai remporté de Séchéké des impressions profondes. Plus nous voyons de près l’oeuvre qui est devant nous, plus aussi elle prend de grandes proportions. Dès mon arrivée, je me suis mis à l’étude du sé-rotsi. Mais j ’ai bientôt découvert que cette langue n’est comprise que d’un nombre de gens très limité, des chefs surtout. Il en est de même des autres dialectes. Le sé-toka se»ul paraît avoir quelque importance et se recommandera nécessairement à notre étude. La langue de la contrée, à partir des chutes Victoria jusqu’à 4oo kilomètres en amont et au delà, c’est le sé-souto (sessouto). Toutes les tribus de serfs la parlent; ils la parlent un peu comme les paysans chez vous parlent le français; cela nous fait rire quelquefois; mais ils comprennent parfaitement le bon sé-souto, le sé-Souto classique. Je savais tout cela, et pourtant ce fait me frappe toujours plus. Il est une question sociale que je n’ai pas encore pu approfondir; elle est plus compliquée que je ne l’avais d’abord cru : c’est celle de l’esclavage. D’après Serpa Pinto, c’est un des fruits du commerce des Portugais avec les ba-Rotsi. Je ne sais. Toujours est-il qu’on éprouve un étrange serrement de coeur la première fois qu’on voit de ses yeux cette horrible plaie. A Séchéké, on m’offrit un enfant de huit à neuf ans. On voulait en avoir un fusil de ia5 fr... J’aurais pu l’avoir à moins. L’autre jour, ici, je recevais le billet suivant : « Cher monsieur, voici un jeune garçon qu’on offre à vendre. Si vous le désirez, vous pouvez l’acheter, car pour ma part j ’en ai assez. Le prix qu’on veut pour lui, c’est un chapeau, un gilet, deux ou trois mouchoirs et de la verroterie. Si vous désirez l’avoir, dites-le-moi et je vous l’enverrai. Il est de la taille de mon petit Jonas. » Je le fis venir. C’était un enfant de douze ans à peu près, arraché à ses parents et à son pays dans l’incursion des ba-Rotsi chez les ma-Choukou- loumboué. Ses beaux yeux et ses dents d’ivoire étaient mis en relief par son visage d’ébène. Ses cheveux étaient plus épais et moins laineux que ceux des gens d’ici. Son dos était tout cicatrisé * des coups qu’il avait reçus. Celui qui le vendait louait ses qualités ; il était bien bâti, robuste ; c’était un bon berger, et il ferait certainement un excellent serviteur. Ma femme ne pouvait détourner les yeux de ce pauvre enfant. Elle avait le coeur gros. Le vendeur s’en aperçut et voulut en tirer parti. Poussant rudement l’enfant : « Dis donc que tu aimes beaucoup madame, » fit-il. « Madame, je t’aime beaucoup et je voudrais bien rester avec toi, » reprit le pauvre petit esclave en fixant sur elle des yeux mélancoliques et. suppliants. Il fallut mettre fin à cette scène émouvante. Un chapeau, un gilet, du calicot et de la verroterie, le prix d’un être humain pour la rançon duquel le Fils de Dieu a donné son propre sang ! Si nous n’avions consulté que nos sentiments, nous n’aurions pas hésité ; mais ouvrir un nouveau marché d’esclaves, nous ne? le pouvions pas. Le vendeur, envoyé par un chef de Séchéké, en fut vexé, et partit immédiatement avec le petit mo-Chikouloumboué. Nous le suivîmes des yeux, le pauvre enfant, à travers la vallée, jusqu’à ce qu’il eût disparu dans les bois avec ses cruels gardiens. Qu’en fera-t-on?... A notre retour de Séchéké, une grande surprise nous attendait : la poste ! Oui, la poste, que nous n’avons pas reçue depuis plus de cinq mois. Même chez un vieil Africain blasé, le coeur bat en ouvrant ce paquet d’une soixantaine de lettres! Pas de journaux, car le marchand obligeant qui nous a servi de facteur avait quitté Mangouato à cheval pour rejoindre les wagons et n’avait pu se charger d’un sac plein de gazettes et de revues. Donc, à plus tard les nouvelles du monde extérieur, politiques, religieuses et littéraires. D’ailleurs, nous n’avons pas à nous plaindre, car nos amis y ont suppléé avec sollicitude. Pas une mauvaise nouvelle n’est venue nous attrister; pas de comptes à payer. Je voudrais avoir soixante plumes à ma disposition, pour dire à tous ces amis à la fois le bien qu’ils nous ont fait. Une lettre qui vient de Hollande, de Suisse, d’Italie, de France, d’Angleterre, d’Europe enfin, acquiert du prix lorsqu’elle arrive au Zambèze. On la tourne et on la retourne, on en regarde l’écriture, on en examine les timbres, on la lit, et puis on la met soigneusement de côté pour la relire à loisir. C’est un tête-à-tête qu’on se promet avec tel ami... Malheureusement, notre courrier de retour doit être préparé tout à la fois, et en quelques jours. Que nos amis n’exigent pas trop de nous; qu’ils veuillent bien prendre leur part de cette longue lettre, et suppléer ainsi aux lacunes de notre correspondance particulière. En écrivant ceci, bien des noms se pressent sous ma plume, et nombre de localités passent devant mon esprit. Nous n’écrivons pas dans le vague, croyez-le, chers amis. Quand recevrons-nous la prochaine poste ? Et plus tard, combien de fois par an? Une ou deux fois? Je ne sais. Ecrivez-nous quand même, écrivez-nous dautant plus. Vous priez pour nous, vous travaillez avec nous, vous nous aimez ; mais nous avons besoin que vous nous le disiez. Nous plaçons l’oeuvre du Zambèze sur vos coeurs, bien chers amis. Souvenez vous que nous sommes au seuil de l’intérieur; devant nous s’étend un champ que nos ressources et votre zèle seuls limiteront. Notre expédition est terminée; les plus grandes dépenses sont faites. Et maintenant que nous


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