fil de ma narration. Derrière nous, elles paraissent peu de chose, ces vagues qui faisaient trembloter ma foi comme un roseau dans un étang. Je disais que les canots envoyés pour nous prendre revinrent avec la poudre et les fusils. Nous ne pensions plus qu’à partir, mon ami Jeanmairet et moi. Malheureusement les rapports des espions donnaient toujours plus d’importance à l’imminence de la guerre dont les ma-Tébélé nous menaçaient. Les chefs consultaient les devins et le sort, se vaccinaient avec certain spécifique qui devait les rendre invulnérables, cherchaient des charmes de toute espèce et passaient le reste de leur temps à dresser le bétail à la nage, et à boire. Personne ne s’occupait de notre voyage. En l’absence du Morantsiane, je réunis les vieux chefs, leur annonçai que nous avions décidé de partir à pied; ils nous approuvèrent et nous promirent des porteurs. A son retour, Morantsiane fut alarmé de cette nouvelle. C’était un blâme jeté sur lui. A travers les brouillards de la boisson, il vint immédiatement offrir à « son ami » Jeanmairet une calebasse de miel et à moi deux peaux de marmouset. S’enhardissant alors : « Morouti, tu ne feras pas ce voyage à pied, à ton âge et par une chaleur pareille. Que dirait le roi? Demain tu auras mon canot. » Nous cédâmes, mais plusieurs jours se passèrent et nous étions encore là, attendant les rameurs qui « devaient arriver d’un moment à l’autre ». Ils arrivèrent enfin. C’était samedi. Rataou et Tahalima chargèrent nos pirogues, préparant nos sièges avec un soin minutieux, firent faire à nos rameurs un petit trajet d’essai et se déclarèrent satisfaits. Quelques paroles d’adieux à la foule assemblée, une prière sur le rivage avec Aaron et Joseph qui allaient à pied sous la conduite de Mosala, et Jeanmairet sauta dans sa barque, moi dans la mienne, et nous gagnâmes immédiatement le large. Là, le fleuve, contournant une île, forme une belle baie. Nous n’étions pas embarqués depuis cinq minutes que notre esquif se remplissait d’une manière effrayante. Deux hommes qui puisaient l’eau avaient de la peine à le tenir à flot. Le danger devenait de plus en plus imminent. Il n’est pas dans ma nature de retourner en arrière. Je me mis aussi à puiser et nous pûmes, non sans peine, aborder à la plage opposée. Tous mes bagages étaient mouillés, trempés. Rien ne me fit plus de chagrin que la perte de mes médecines et de trois douzaines de plaques photographiques. Rataou envoya immédiatement un deuxième canot, et, après avoir séché nos bagages, nous poussâmes jusqu’au poste de bétail de Tahalima, où nous passâmes un dimanche bien employé. Le lundi de grand matin, nous réparions activement notre pirogue avec du papyrus et des feuilles de palmier, quand les chefs de Séchéké m’envoyèrent par un exprès l’ordre de retourner immédiatement à Séchéké. Le messager me priait confidentiellement de ne pas hésiter et me disait que des ordres pareils avaient été envoyés à Aaron et même à Makoatsa, l’ambassadeur de Khama. Qu’étaitr-il donc arrivé ? Rataou était chargé de nous l’annoncer. Une révolution venait d’éclater à la Vallée, et le roi, qu’on voulait assassiner, avait pris la fuite. C’étaient de graves nouvelles. Il paraît qu’ici les chefs les attendaient; c’est là sans doute la raison secrète de tous nos délais. Que faire maintenant? Comment entreprendre un si long voyage dans une contrée où règne l’anarchie? Si même, en temps ordinaire, il y a si peu de sécurité dans ce pays de pillage et de rapine, qu’est-ce maintenant qu’il n’y a plus d’autorité reconnue? Et puis, vers qui aller? Qui sont les chefs de la révolution? Il fallait donc suivre les conseils de la prudence et se décider à... attendre. Quelle leçon dure que celle-là! Il est difficile pour nous de découvrir les vraies causes de la révolution. Ce qu’il y a de certain, c’est que Robosi faisait peu de cas de la vie des principaux de la tribu. Il en massacra sept en un seul jour dans un banquet auquel il les avait conviés. Dernièrement il faisait encore mettre à mort un chef respecté et une des femmes de feu Sépopa; puis il prenait ses mesures pour se débarrasser de la plupart des chefs de Séchéké, quand ses desseins furent découverts. Un complot fut ourdi et Robosi ne dut son salut qu’à son sang-froid et à la fuite. Les chefs de Séchéké ne purent contenir leur jubilation. Tous tuèrent des boeufs, firent une énorme quantité de bière, et pendant plusieurs jours ce ne fut à Séchéké qu’une série d’orgies. Après 10 heures du matin, il fallait renoncer à trouver un homme à jeun. Nous eûmes à en souffrir de plus d’une manière. Un de nos hommes, Ben, s’était lié d’amitié avec un chef du nom de Kanyanga. « Voici mes deux filles, lui dit celui-ci, ce sont tes femmes. » Ben prit la chose comme une plaisanterie. Mais non pas Kanyanga. Un jour, Ben passa devant la femme de Kanyanga sans claquer de la langue. C’est le « pardon » d’ici. Kanyanga en fut furieux. Comment ! Un gendre manquer ainsi de respect à sa belle-mère ! Il court tout droit à notre hutte, entre et s’empare de mon meilleur fusil, vociférant des menaces d’incendie et de meurtre, lui Kanyanga, un de nos meilleurs amis ! Nous passâmes une nuit d’angoisse. Ce même Kanyanga, tout récemment et en plein jour, avait tué de sa main une de ses femmes et son frère pour une cause tout aussi futile. Pour racheter mon fusil, le pauvre Ben se dépouilla; manteau (ce manteau auquel il tenait tant!), couverture, chemise, calicot, tout y passa pour assouvir la rapacité de cet homme aveuglé par la passion. Cet incident pouvait avoir pour nous les suites les plus graves. Je portai donc le cas devant le conseil des chefs, et le résultat de cette investigation publique fut de laver Beri et par conséquent la mission de tout blâme. Malgré cela, pas une voix n’osa s’élever pour condamner publiquement la conduite de Kanyanga. Les chefs ba-Rotsi, toujours exposés- à un assassinat clandestin, sont naturellement ombrageux et ont peur les uns
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