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Vous vous souvenez que Séchéké est la résidence de douze à quinze chefs. Dans notre langage européen, ce seraient des gouverneurs ou des préfets; ce sont des ba-Rotsi, promus au gouvernement de nombreuses peuplades tributaires. Ils assument les noms et les titres de leurs prédécesseurs, et ils forment un conseil sous la présidence du chef principal. Ce chef, aujourd’hui, n’est pas le Morantsiane, le vieillard que j ’ai connu il y a six ans et que j ’aimais, mais son fils à moitié abruti par l’abus de la bière et la fumée du chanvre. Le village n’est plus le même non plus. Il a été incendié pendant la guerre de Ngouana- Ouina. On l’a rebâti depuis, mais il a l’apparence délabrée et malpropre. Je n’y vois plus les doubles huttes, si spacieuses et si bien aérées (pour des huttes), que j ’y admirais. Du reste, c’est bien encore Séchéké avec ses dignitaires, les Morantsiane, les Tahalima, les Rataou, les Mokhélé, les Katoukoura, Nalichoua, etc. Quelques-uns de ces titres sont aujourd’hui portés par de nouvelles têtes. Cependant, je compte encore nombre de connaissances parmi ces seigneurs. A en juger par leurs salutations démonstratives, ils sont heureux de me revoir. Les petits discours officiels terminés de part et d’autre, nous causons longtemps ensemble. Eux me racontent tout ce qui s’est passé dans leur pays depuis notre passage, et moi je réponds aux questions dont ils m’assaillent et leur parle de mes voyages et de ma mission. Il fait bon tout de même arriver à Séchéké. Mais on m’annonce que mon bagage est déjà porté à la case qui m’est destinée. Je prends donc congé de mes amis et me rends chez moi pour me reposer. A la porte, Aaron et moi reculons de dégoût. C’est un chenil que cette hutte et cette cour. La saleté en est telle que personne ne veut y mettre la main pour la nettoyer. Je m’assieds sur un de mes ballots, dehors. C’est là que je passerai la nuit. A la fin, un de mes canotiers, touché d£ pitié, s’en va chercher une pauvre petite esclave qu’il pousse de force dans la hutte, pour lui faire enlever le plus gros des immondices. Demain, Aaron et Ben feront le reste. Décidément, nos chers Zambéziens ne sont pas hospitaliers. Nous couchons, avec la faim, devant ce taudis inhabitable. Le lendemain, avant mon lever,, j ’étais assailli par une foule de vendeurs turbulents et par les principaux chefs qui avaient tenu conseil pendant la nuit, et m’en apportaient le résultat. Ils regrettaient d’avoir expédié ma léttre par un esclave, et, pour réparer cette erreur, l’un d’eux allait se mettre en route pour la capitale. Je leur demandai instamment de m’y conduire aussi. Mais la loi est là qui nous barre le chemin, c’est la grande muraille de la Chine. Pas d’alternative, il faut patienter. Nous entreprenons de visiter les gens à domicile, et subissons de notre mieux les assauts de ces infatigables mendiants. Ils réussiront certainement à nous piller honnêtement. Ils n’ont pas de honte, et poussent la persistance jusqu’à l’impudence et à l’exaction. A l’ombre d’un gros arbre, tout près de notre demeure, M. Jeanmairet, qui m’a rejoint, et moi, nous essayons de réunir tous les matins les gens du village. Nous leur racontons des histoires bibliques, nous leur parlons du Sauveur, et leur faisons répéter quelque verset, puis l’Oraison dominicale ; nous leur apprenons à lire, c’est-à-dire à répéter l’alphabet. On nous regarde avec étonnement, et on imite scrupuleusement les mouvements qu’on surprend chez nous; on bat la mesure comme nous, on prend les mêmes intonations de voix, on répète chacune de nos paroles. Les uns sont couchés, les autres sont assis; on prise, on cause, on rit; on se salue en claquant des mains. Nous les arrêtons, leur recommandant le silence et la bienséance, et n’en continuons pas moins notre oeuvre avec sérieux. Ce qui nous donne du souci, c’est la rapacité désespérante de ces gens-là. Comment aller à la Vallée, pillés comme nous le sommes déjà? Sur ces entrefaites arrive un messager du roi. C’est un petit chef, lui aussi, avec une suite nombreuse. M. Arnot est allé avec Silva Porto chercher des secours médicaux à Benguela; donc personne n’a pu lire mes lettres et on me les renvoie. Cela explique pourquoi aucune mesure n’a été prise pour nous conduire sans délai à Léalouyi. Le message apporté par Mosala revient à ceci : si les jésuites sont les auteurs de la lettre, le roi leur permet d’aller chercher le bagage (outils et marchandises surtout) qu’ils ont laissé chez lui l’an passé, mais il déclare qu’il ne prêtera de secours ni en canots ni en hommes; ils peuvent venir en wagons. Si la lettre vient de moi, Mosala a charge de nous conduire immédiatement à la capitale. La joie que nous causa cette nouvelle fut aussi vive qu’elle fut de courte durée. Le même jour le bruit courait que les ma-Tébélé avaient traversé le Zambèze; ce fut une panique générale. Les canots qui devaient nous conduire chez le roi, on lès envoyait chargés d’ivoire pour acheter de la poudre et des fusils. On dressait le bétail Ala nage pour le mettre en sûreté, et tout le monde se préparait à prendre la fuite. Que ferons-nous dans ce cas sans canots, sans rameurs? Et de penser que je me suis chargé de 7 ou 8 caisses de M. Arnot pour l’obliger ! Gomment retourner à Léchoma? Gomment rester seuls à Séchéké? « Quoi qu’il en soit, mon âme se repose sur Dieu !... » Séchéké, 4 septembre. Encore et de nouveau à Séchéké, le « bourbier du découragement ». Par quelles alternatives d’espoir et de désappointement nous avons passé en peu de jours! En temps pareils, la présence du Sauveur est une réalité précieuse. Au milieu du chaos de nos dernières aventures, il m’est difficile de rattraper le


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