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être un surcroît de charge, nos amis se virent obligés de nous planter là et de s’en retourner. Quand ils nous eurent fait leurs derniers adieux, que leurs wagons eurent disparu dans les bois et que le cahotement de leurs roues eut cessé de parvenir à nos oreilles, quelque chose comme une angoisse me saisit. Je voyais cette énorme rivière infranchissable devant nous, ces nuages qui s’amoncelaient sur nos têtes et devaient plus d’une fois nous inonder, le marécage, dont je redoutais, sans pouvoir le fuir, le voisinage pestilentiel. Puis, la famine était là, ce spectre hideux nous montrait les dents. Pour comble de tristesse, des Bushmen nous volèrent nos deux chèvres. Adieu la goutte de lait que nous appréciions tant. Nos chevaux mouraient l’un après l’autre, et si subitement, que nous ne pouvions rien faire. Et que faire ? Les plus expérimentés y ont depuis longtemps perdu leur latin. C’était une épreuve que de perdre des montures, sans doute, mais voir nos boeufs de trait tomber comme des mouches, voilà qui était bien plus grave. C’était le changement de pâturage qui les tuait ainsi. Des nuées de vautours, qui ne nous quittaient plus, de nuit comme de jour, se battaient sur les charognes. Des bandes de ma-Saroa venaient disputer à nos horribles hôtes des lambeaux de chair en putréfaction. Pour mettre le comble à notre tristesse, c’était Léfi, puis Ësaïe, qui luttaient avec la dysenterie ; Middleton aussi, qui ne comprenait pas que la fièvre osât l’attaquer, lui si actif, si nécessaire ! Et, avec tout cela, il fallait se rationner. Ce fut chose facile pour nous, — moins pour nos gens, parmi lesquels nous avions une ou deux mauvaises têtes. Mais quand ils virent ma femme pétrir gaiement une petite miche de pain avec toutes les recoupes et tout le son, et cette miche, cuite dans un pot en fonte, être la ration de pain de toute une semaine pour six personnes, ils comprirent et poussèrent plus loin que nous n’aurions osé l’exiger, le soin scrupuleux du peu de nourriture qui nous restait. Dans une position pareille, c’était à qui apporterait chaque matin les premières nouvelles de la rivière. On y allait dès l’aurore et vingt fois le jour. On examinait les morceaux de bois qu’on avait plantés la veille au bord de l’eau. Un jour, on constatait un grand écoulement et on faisait déjà des calculs pour le passage ; le lendemain, la rivière avait de nouveau monté. Ainsi se passèrent quinze jours. Il nous fallait de la distraction. Les uns soignaient le bétail, d’autres prenaient leurs fusils, couraient les bois et effrayaient le gibier; ceux-ci ajustaient les engins de pêche, et allaient voir couler l’eau et guetter les crocodiles qui ne se montraient pas. On sortit le bateau portatif que nous a donné la Société africaine de Paris. Nous pûmes ainsi, de l’autre côté de la rivière, visiter des voyageurs arrêtés comme nous, échanger avec eux quelques provisions, nous procurer même, de temps en temps, un peu de lait. Dieu bénisse et fasse prospérer la Société africaine ! elle a acquis des droits sacrés à notre affection, elle a nos meilleurs voeux. Enfin, le jour de la délivrance luit. Un messager, que j ’avais envoyé à Mangouato, nous amenait des boeufs du chef et des wagons que les marchands avaient envoyés pour alléger les nôtres. Jugez de l’entrain avec lequel nous prîmes la pioche et la bêche pour aplanir les berges, et la hache pour combler les bourbiers de tronçons et de branches. La rivière est encore profonde, les boeufs nageront, le courant est rapide et lavera l’intérieur des voitures. N’importe, nous fermons les yeux à tout danger, nous lançons les chariots l’un après l’autre et nous passons sans mauvaise aventure. Dieu soit loué 1 nous commençons à respirer. A voir les chemins défoncés et les ornières de nos devanciers, nous comprenons maintenant : la main de notre bon Dieu nous avait arrêtés au Marico. Si nous avons mis six semaines pour faire un voyage de douze à quinze jours, d’autres gens rompus au métier et qui ont pris le chemin le plus direct, n’ont pas pu arriver avant nous. Et, quant à nos boeufs, on nous estime fortunés de ne pas en avoir perdu davantage. C’est pauvre consolation, n’est-ce pas? et pourtant c’est la consolation qu’échangent les voyageurs. Dès lors nous voyageâmes plus rapidement, et, au bout de quelques jours, nous saluâmes les collines de Mangouato. Un jour, à la halte de midi, pendant qu’on faisait cuire le déjeuner, nous étions à l’ombre, étudiant un cantique de circonstance; nous entendons derrière nous un trot de chevaux. Je me retourne : c’est Aaron qui vient, avec le gendre de Khama, à notre rencontre. On se serre la main avec l’effusion de vieilles connaissances ; on s’assied et on se bombarde de questions. Ce bon Aaron avait quitté Séléka depuis onze jours et était venu à pied pour nous rencontrer. Il nous apprenait la mort assez récente de sa petite Caroline. Cette chère petite, qui avait huit ans et n’avait pas peu contribué à égayer notre premier voyage, fut mordue de nuit, dans son Ht, par un serpent et mourut après deux jours d’agonie. C’était une enfant, paraît-il, qui aimait le Sauveur. Tout le monde la chérissait. Quand sa mère la vil mourante : « Que dirais-tu, remarqua-t-elle, si ce serpent-là était un messager du Seigneur pour t’appeler à Lui ? I l Oh ! ma mère, je serais heureuse, j ’aime tant le Seigneur ! » A Mangouato, il fait bon retrouver des amis comme Khama, MM. Whiteley, Masson et autres. Khama est toujours le même. Il était hors de joie de nous revoir. Son « veau gras » était là: un gros mouton de race africaine, avec une queue dont la graisse est très estimée et qui pèse de dix à quinze livres ou plus. Il s’occupa de notre bétail, nous envoya chercher immédiatement deux grandes charges de bois à brûler. Tous les matins il venait à notre camp, la figure souriante, s informer de notre santé. Au jour fixé pour nos salutations


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