payer de mauvaise humeur? Pauvres gens! eux-mêmes ils ont la disette. Les nuées noires de sauterelles, que nous n’avons plus quittées depuis Katou- ramoa, nous le disent assez. Non. Il vaut mieux, pendant qu’ils braquent avec avidité leurs grands yeux d’ivoire sur ma personne, leur parler de Dieu, de sa justice et de son amour. Heureusement qu’un bon esprit règne parmi notre monde. La perspective d’arriver bientôt chez Kakengé ranime leur courage. « C’est un grand chef; chez lui, nous sommes sûrs d’être bien reçus et d’oublier la faim, » Hélas! combien peu ils se doutaient de ce qui nous attendait ! Nous forçons donc les étapes ; nous passons sur la rive droite de la Rouéna, une petite rivière qui vient en serpentant de l’ouest : c’est quelque part par ici que se trouvait autrefois la capitale du grand chef des ba-Loubalé; Kakengé. Aujourd’hui, l’héritier de ce nom a déménagé ; mais ce n’est pas bien loin, car les hameaux se parsèment, s’agglomèrent sur la rive ; on voit des piétons se croiser, des canots minuscules descendre ou remonter le courant; il y a du mouvement et de la vie. Tout nous dit que nous approchons. Nous arrivons en effet le 3o mai, au milieu du jour, par une chaleur suffocante. On nous avait dit : « Vous verrez de loin une grande, grande maison très haute ; il n’y en a pas de pareille dans le pays. C’est la capitale de Kakengé. De la berge, nous vîmes, en effet, un toit de chaume pointu qui dominait de haut de petites huttes qui perçaient à peine au milieu des buissons. C’est donc bien là. Nous amarrons les canots au milieu d’un concours de curieux, d’enfants surtout. Après nous être annoncés, nous attendons longtemps la réponse du chef. Cela ne nous inquiète pas, nous la connaissons, cette gent-là. Enfin la voici, et ce sont des hommes d’âge mûr qui nous l’apportent. « On fait les affaires comme il faut, chez Kakengé, pensais-je... » Sans même nous saluer, au mépris de la courtoisie la plus élémentaire, et sur un ton bourru et hautain, ces hommes, au nom de Kakengé, nous signifiaient l’ordre de passer le fleuve et d’aller camper sur l’autre rive ! Quelle tuile ! Pour l’ombrage et le bois à brûler, c’eût été mieux pour nous, mais il m’en coûtait de mettre le fleuve entre nous et les gens que nous étions venus visiter, et c’est ce que je répondis. Liomba, lui, et nos ba-Rotsi, prirent la chose comme une insulte. Kakengé est un vassal que Léwanika vient d’investir de son autorité. Il y eut de l’aigre- doux dans cette première entrevue, et elle nous laissa sous une pénible impression. Une demi-heure après, les mêmes messagers revenaient, cette fois avec une cohue de jeunes gens tous armés de fusils ! « Le chef Kakengé dit que puisque vous le voulez, vous, vous pouvez camper ici. » — « Fort bien, mais quelle est cette manière de nous recevoir avec des fusils ? » Après une altercation un peu vive, que je pus heureusement modérer, nous obtînmes que tous les fusils, qui allaient s’augmentant avec de nouveaux arrivants, retournassent au village. Ce premier danger écarté, il m’était impossible d’accepter cette situation, sans raison, déjà si tendue. J’envoie donc un de ces hommes dire au chef que je demande instamment à le voir sans délai. II me répond que « la dignité d’un grand chef comme lui ne lui permet pas de recevoir Un étranger ainsi, qu’il verrait et me manderait dans quelques jours s’il le jugeait bon ». C’était crâne, et pendant ce temps arrivaient de çà et de là des bandes d’hommes armés. La nuit survenue, les tambours se mirent à battre, on tirait du fusil coup sur coup, on criait, on hurlait, c’était un vacarme épouvantable; les danses avaient commencé, des danses sur le caractère desquelles nous ne nous méprenions pas. Personne ne dormit cette nuit-là. Nous ne fûmes pourtant pas attaqués. Le lendemain matin, je renouvelai mon message à Kakengé, accentuant qu’il était de toute importance que je le visse. Il répondit qu’il voulait savoir, lui, ce que j ’étais venu faire dans son pays avec une bande de ba-Rotsi, sans sa permission, et sans même l’avertir; qu’avant même de voir son visage, il s’agissait tout d’abord, tant pour Liomba que pour moi, de lui payer le mosapo, c’est-à-dire l’hommage, l’impôt plutôt qu’il exige des marchands noirs portugais qui viennent dans son pays. J’en appelai aux messagers que je lui avais envoyés, à la lettre que je lui avais demandé d’expédier, avec mon message, à Nyakatoro, sa mère. Je lui dis que je n’étais pas un marchand, ni. même un voyageur, mais un morouti, et que je n’étais venu dans son pays que pour enseigner les choses de Dieu. J’ajoutai que je ne refusais pas de lui faire un cadeau quand j ’aurais vu la manière dont il me recevrait, mais que je ne consentirais jamais à lui payer le mosapo des ma-Mbari, et qu’il devait se le tenir pour dit. Toute la matinée se passa'en pourparlers. Kakengé finit apparemment par céder, et sans plus exiger le fameux mosapo, il nous manda au lékhothla. Il était là trônant sur un escabeau, drapé dans une grosse couverture de laine de couleur, à l’ombre d’un énorme parapluie de coton bleu que tenait un esclave. La place était remplie d’hommes chamarrés de leurs ornements de guerre et entourée des faisceaux de leurs fusils. Le cercle s’ouvre devant nous pour se refermer après, et on nous fait asseoir au grand soleil, en face; mais à distance du chef Je le saluai, et mes gens aussi ; il ne répondit qu’à moi seul, et pendant quelques minutes, nous nous étudiâmes mutuellement. J’essayai de bien expliquer le but de mon voyage, insistant sur le fait des messagers que je lui avais envoyés. Malheureusement, mes interprètes ma-Mboé étaient paralysés de frayeur, et mes paroles devaient passer par six
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