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dit à la gloire de notre bon Père céleste, ni eux ni moi, — pour nos gens, cela va sans dire, — nous n’avons jamais manqué d’un seul repas. Il nous a régulièrement, au milieu de la disette générale, donné notre pain quotidien, et pardessus tout, de précieuses leçons de confiance et de foi. Vous souvient-il de cette chaussée projetée qui devait unir la station au village? Nous nous étions partagé le travail avec le roi. Lui, en vrai Africain, jamais pressé, prenait la chose calmement : « Si ce n est pas fini cette année, ce sera pour l’année prochaine. » Ce n’est pas mon principe. J’étais déterminé à en finir cette année. Mais avec mes sept ou huit bêches ébréchées, cassées, rafistolées, ça n’avançait pas vite. Heureusement que ma petite bande d’ouvriers y suppléait par une dose assez rare de bonne volonté, si bien qu’avant les grandes pluies nous pûmes mener ce travail à bonne fin. Le roi alors, lui aussi, prit la chose au sérieux. Sous la conduite d’un de ses principaux serviteurs, Mokanoa, intelligent et actif, il mit tous ses jeunes gens à la tâche. Vous les auriez vus, dès l’aube, au son de la clochette de Mokanoa, accourir et, sans autres outils que quelques pelles de bois grossièrement faites pour couper les mottes et leurs bras pour les porter, aller et venir par escouades, en chantant. Une vraie fourmilière. Remarquez-vous cette commotion soudaine qui interrompt le travail? Entendez-vous ces applaudissements assourdissants, ces voix confuses, ce tapage ? — Ces jeunes gens se donnent le plaisir d’étrangler sur place l’un des leurs arrivé trop tard. C’est une distraction de tous les jours. L’étranglé d’aujourd’hui est sur le qui-vive pour tomber demain et se venger sur quelqu’un de ses amis attardé. C’est ainsi que la chaussée, du côté du village aussi, s’élève et s’avance. Ils ont la prétention de faire mieux que nous, ce que je ne leur con- teste pas du tout. La chaussée finie de chaque coté du canal, il faut un pont. Un pont? soyons plus modeste, — une passerelle. Waddell, avec ses aides, y a travaillé quinze jours. A la voir, vous ne le croiriez pas; ça paraît si simple. Quatre énormes piliers d’un bois très dur et qui ne pourrit pas, assure-t-on, fermement plantées aux deux rives du Canal (il y a là cinq mètres de large), joints par un bon travail de charpente et de forts boulons, portent commé un belvédère, à trois mètres au-dessus de la plaine, un plancher de quatre pieds de large avec rampes et parapets, simplifiés au possible, et quatre marches de chaque côté ; voilà notre pont. Il fallait voir avec quel intérêt grands et petits, chefs et esclaves, s’attroupaient chaque jour pour en suivre les détails et en constater les progrès. Car les ba-Rotsi, eux aussi, construisent des ponts — que ne font-ils pas? J’en ai vu des restes au Motondo : quelques pieux fourchus, fichés en terre à travers le marais ou la rivière, des perches jetées dessus sans un clou, sans un lien même; voilà un pont sé-rotsi. Et, sur le singulier édifice, qui chancelle au moindre attouchement, toute une troupe, toute une armée même, à la file indienne, grimpe, rampe, se glisse, se cramponne à la façon des singes et... passe. Je ne réponds pas des accidents, par exemple. Ils admettent pourtant que le nôtre vaut mieux. Il est monumental. Sans vanterie, nous sommes un peu de leur avis, et trouvons qu’il fait bien dans le paysage. Mais les sages 1 Ils ne sauraient nous décerner leurs éloges sans restrictions. Ils jurent que les ba-Rotsi ne s’aventureront pas à y passer. Rien que d’y penser, ils en ont mal à la plante des pieds, et la tête leur tourne déjà ! — Il s’en trouva pourtant d’assez courageux pour tenter l’essai. L’un saisit gravement la rampe à deux mains, et monte, marche après marche, avec précaution, pendant qu’un autre, pour plus de sûreté, le fait, comme on dit, « à quatre pattes ». Mais une fois là-haut, le merveilleux, c’est que pendant que l’oeil se perd dans l’immensité que rien ne borne, les canots passent et repassent sous les pieds sans encombre. Leur ravissement en tente d’autres. Mais les grands personnages, eux, affectent de préférer passer en bateau plutôt que de compromettre leur dignité, — quitte toutefois à essayer un jour à la dérobée. Les. gamins sont partout les mêmes. Ils rient de toutes ces pusillanimités. Ils y grimpaient malgré nous avant qu’il ne fût fini, et bientôt, je le crains, c’est de là qu’ils feront leurs plongeons. Mais l’éducation du public fut bientôt faite et le pont fut en vogue, si bien que le roi s’en effraya, et, si je n’étais intervenu à temps, il l’interdisait déjà aux esclaves. L’animation qui y régnait du matin au soir faisait un agréable contraste avec la vaste plaine, nue, silencieuse et morte. C’était un reflet, bien pâle sans doute, un reflet bienfaisant pourtant du flot de la vie européenne. Que de fois je me suis tenu devant ma porte, suivant du regard les petites bandes de gens qui cheminaient le long des chemins, escaladaient la passerelle pour venir entendre l’Evangile, et les troupes joyeuses et bruyantes de notre jeunesse qui sautaient, gambadaient et faisaient la course en venant à l’école ! Sans la chaussée et sans la passerelle, maintenant que la plaine est submergée, combien en aurions-nous eu?... J’avais d’autres préoccupations. Aiguillonné par l’inondation qui gagnait du terrain tous les jours, et montait, montait, montait à vue d’oeil, je faisais les travaux préparatoires de la construction de la maison d’habitation, tout en poussant activement ceux derl?église, où Waddell aussi, pour ce qui le concernait, mettait toute son énergie et tout son coeur. Il s’agissait d’excaver l’emplacement jusqu’à un mètre de profondeur, pour le combler ensuite de sable fin; précaution nécessaire, m’imaginais-je, pour entraver en quelque mesure, mais non pour arrêter les dégâts des termites. Car qu’esUce qui peut arrêter vraiment ces redoutables rongeurs qui attaquent tout, ne


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