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sonné le peu qui avait crû cette année. Le fait est qu’on avait peur du roi, je suppose. Ce fut donc pour nous un nouveau sujet de prière. Puis, j ’annonçai que je commencerais* à acheter tel jour. Je refusai celle qu’on commença à m’apporter, de par ci, de par là, avant le jour fixé. Mais ce jour-là, dès l’aube, ce fui sur la station une animation inaccoutumée ; les hommes, les femmes, des enfants même venaient en longues files, de partout, avec leurs bottes de paille. De vraies fourmilières en marche. Et tous les jours, excepté le samedi que je m’étais réservé, il en fut de même, si bien qu’en deux semaines j ’avais ce qu’il me faut, plus de deux mille bottes ! Je dus alors, au grand mécontentement de mes Zambéziens, clore définitivement le marché. Les amis du Havre et de Rouen, qui nous avaient envoyé du calicot il y a trois ans, seront intéressés de savoir qu’à part ce qu’ont eu mes collègues, c’est ce même calicot qui a payé toute cette herbe. Us ont donc, les premiers, leur part dans la construction du temple de la capitale. Je veux espérer que ce bâtiment et les autres de la nouvelle station ne coûteront rien à la mission et ne détourneront pas un centime de ses fonds. Nous étions en pleins préparatifs... De maison, je n’ai plus besoin; une petite chaumière comme celle-ci me suffira. Les demeures éternelles ne sont plus loin, il me semble qu’elles sont déjà en vue... Du i«» au 9 juillet 1892. Je me remets sensiblement, grâce à Dieu. Avec un meilleur appétit et un peu plus de sommeil, les forces me reviennent. Je me sens moins à charge à mes amis et à moi-même. Qu’on me pardonne ce bulletin-là sur ma santé pour tranquilliser ceux qui avaient de l’inquiétude à mon sujet. L’inondation annuelle a passé, la plaine se dessèche ; les bas-fonds, cependant, sont encore des étangs et des bourbiers impraticables. Pour aller à Léalouyi, il me faut donc me remettre en canot et me décider à descendre mon canal et à suivre les interminables sinuosités de la rivière, qui triplent ou quadruplent la distance. Trajet d’une monotonie assommante! Faute de rameurs, j ’avais pris mon petit bateau; mais il était si chargé avec mes quatre garçons, moi-même et mon petit bagage, qu’au moindre mouvement il buvait l’eau et menaçait de sombrer. Les pieds dans l’eau et les vêtements trempés, je grelottais, car le froid était intense. C’étaient mes pauvres garçons queje plaignais. Il est vrai qu’ils n’étaient pas, comme moi, condamnés à une immobilité presque absolue. Ils se donnaient du mouvement avec leurs pagaies, mais le vent glacial qui soufflait éparpillait sur leurs corps nus l’eau ruisselante de leurs rames. A chaque douche, on entendait un mawè mal contenu, pendant que les autres essayaient de rire un peu pour entretenir la bonne humeur. Le soled avait disparu à l’horizon, et nous étions encore bien loin de la capitale. La lune, à son premier quartier, répandait une clarté nébuleuse qui rendait le froid plus pénétrant encore, et notre position plus triste. Nous devions depuis longtemps, me semblait-il, avoir trouvé l’entrée du canal de Léalouyi. L’aurions-nous peut-être manquée ? Entre ces deux rives qui s’élèvent comme deux murs, ou, quand elles s’abaissent, dans cette plaine immense, morne et silencieuse, pas de point de repère. Et avec ces interminables et inextricables zigzags, impossible de s’orienter. Tantôt nous regardions le croissant de la lune, tantôt nous lui tournions le dos et revenions sur nos pas, pour faire volte-face de nouveau, jusqu’à un prochain promontoire qui nous renvoyait dans une autre direction. Je commençais à m inquiéter, et mes jeunes gens aussi. Et si nous avions vraiment passé le canal?... La lune s’est couchée depuis longtemps et nous voguons toujours... Enfin, le voici, le canal! Pas à s’y méprendre, cette fois. Les canots ont frayé un chemin à travers les roseaux qui l’obstruent. Nous nous y aventurons. Pas trace de villages, pas âme qui vive qui puisse nous donner un renseignement. De loin en loin, un petit feu intermittent témoigne d’un bivouac isolé, mais à une distance inconnue. On ne cause plus et, dans le silence de cette solitude, on n’entend plus que la cadence monotone des rames, le cri rauque et plaintif et le battement d’ailes d’un rare oiseau aquatique qui s’effraie et s’envole â notre approche. Tout à coup une flambée jaillit et éclaire les ténèbres; voilà des silhouettes qui s’y dressent comme sur un écran. Puis une voix : « Holà ! qui êtes-vous? Etes-vous le morouti? » « Oui, c’est le morouti », répond joyeusement un de mes garçons. Quelques vigoureux coups d’avirons, et nous nous rencontrons avec une troupe de jeunes gens qui font glisser leurs pirogues à nos côtés. Ils sont excités et très loquaces. Selon l’étiquette du service royal, qui ne permet pas à un serviteur de porter deux objets à la fois, si petits fussent-ils, ils viennent à moi l’un avec une tasse, un autre avec un pot à lait; un troisième est muni d’une bouillotte, pendant que celui qui le suit vient poser devant moi un réchaud rempli de charbons vifs. Tout est oublié maintenant; les visages se dérident et les langues se délient. Pendant que mes garçons sautent sur le rivage ët couvent un feu de roseaux, me voilà les pieds sur le réchaud bienfaisant et avalant une forte décoction de quelque chose qu’on me dit être du thé. Ce que je sais, c’est que c’était quelque chose de chaud. Et dites-moi que Léwanika n’a pas du bon, après tout ! Il avait appris que j ’étais en route et surpris par la nuit; craignant que je


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