plaine submergée. « Les voilà! les voilà ! » crièrent et répétèrent plusieurs voix à la fois. Et, en effet, une masse noire paraissait à l’horizon, grandissait, grossissait à vue d’oeil, se décomposait et prenait l’apparence d’une forêt qui flotte sur un lac. Les femmes, massées à l’écart, poussaient leurs cris stridents habituels, tandis que, dans les groupes d’hommes et de jeunes gens, les remarques les plus curieuses pétillaient comme des étincelles. « Quoi ! deux nalikouanda! quand est-ce que la seconde est née? Voyez donc... » Et c’était vrai. Les ba-Rotsi, comme de coutume, ont rafistolé et renouvelé la grande barque officielle, mais Léwanika s’est avisé de faire mieux. S’enfermant avec quelques ouvriers d’élite dans un enclos interdit au public, il se mit à l’oeuvre. Le fond et les côtés de canots mis en pièces lui fournirent des planches. Puis, les ressoudant, les ajustant avec beaucoup d’habileté, il les calfata avec du caoutchouc du pays, fit un double fond, confectionna un pavillon garni d’étoffe blanche et rouge, et, aux regards émerveillés de ses gens, il lança sa nalikouanda à lui. Jugez si on l’admira. Je ne serais pas étonné que quelque poète l’eût déjà chantée. De fait, plus longue, moins large que la barque officielle, elle est beaucoup plus légère, et fait honneur à Léwanika. Après avoir longtemps louvoyé dans la plaine, les deux merveilles de la marine des ba-Rotsi arrivèrent, escortées des canots des princesses que leurs pavillons de nattes distinguaient de ceux des conseillers, des chefs, des serviteurs favoris du roi, d’une nuée d’esclaves, en somme de plusieurs centaines de pirogues hérissées de pagayeurs, et répandues dans la plaine comme une immense fourmilière en révolution. Le coup d’oeil, tout nouveau pour nous, avait quelque chose d’intéressant et d’agréable. Mais le soleil touchait à l’horizon. Nous échangeâmes une poignée de main et quelques paroles avec Léwanika, qui était surpris et tout radieux de voir ces dames, fîmes un petit bout de route ensemble, et puis, pendant qu’il se rendait à ses nouveaux quartiers, nous remontâmes notre canal. A mesure que nous approchions de la station, le courant devenait plus fort et l’eau moins profonde; nous avancions lentement. Les nuages qui s’étaient amoncelés, gris et noirs, crevèrent : ce fut une trombe. Tous ceux qui le purent sé sauvèrent à pied. Nous restâmes seuls avec notre petit équipage. Enveloppés dans des caoutchoucs durcis comme du carton et déchirés en lambeaux avant d’avoir servi, nous subissons ce déluge avec toute la bonne grâce possible, pendant que nos hommes tirent et poussent le canot de fort bonne humeur. C’est égal, malgré cette aventure, une fois rentrés à la maison, nous ne regrettâmes pas la journée. Un problème qui se pose et me jette dans un grand embarras, c’est celui de concilier l’urgence de l’enseignement avec l’urgence de l’évangélisation. L’un de ces devoirs ne peut consciencieusement se faire qu’au détriment de l’autre. Je souffre de penser que notre sphère d’activité et d’influence est si restreinte, quand nous avons sans partage toute la nation devant nous. Il faut bien le confesser, on ne se reconnaît pas soi-même, car la moindre course à pied dans ces climats torrides, dans les sables et les bourbiers, vous épuise et vous la fait redouter. Du reste, ces courses ne peuvent rayonner bien loin; comment atteindre les villages à distance? Le séjour de la capitale dans notre voisinage, avec le grand mouvement qu’il crée nécessairement, m’impose de nouveaux devoirs qu’il faut ne pas négliger. Il nous ouvre de grandes portes pour faire connaître le message de Dieu et nous offre des occasions précieuses, uniques, dont il faut absolument profiter. C’est la leçon que me faisait le roi, l’autre jour, avec un grain de mauvaise humeur. « Je. me garderai bien d’engager les gens à aller à Séfoula. C’est à tpi de les atteindre. Je suis fatigué de leur dire d’envoyer leurs enfants à l’école, ils m’en veulent. Je t’ai amené le coeur de la nation. C’est maintenant ton affaire, pas la mienne. » N’est-ce pas étrange que ce soit juste au moment où l’oeuvre exige de nouveaux efforts et où il faudrait se multiplier que je me trouve seul pour y faire face ? Pour comble de complications, je viens de perdre mon cheval, ce fidèle serviteur que je devais à la générosité d’un ami que j ’ai souvent béni sans le connaître. Il ne me reste donc plus que mes jambes, qui ne sont pas très jeunes. Mais « nul ne va à la guerre à ses propres dépens ü>. N o u s avons le droit de compter sur le Maître qui nous a envoyés ; il est riche en moyens et sa grâce est inépuisable. Laissez-moi vous inviter à passer le dimanche de Pâques avec nous, et vous vous ferez une idée de ce que nos expériences peuvent avoir d’encourageant. C’était le premier dimanche que Léwanika passait à sa nouvelle capitale. Nous comptions sur lui et une grande affluence. Peut-être même nous serait-il impossible de faire le culte dans l’église. Le ciel était gris, mais pas de pluie; assez bon signe. Au petit jour, selon notre habitude, la cloche des enfants de France annonce à grandes volées le jour du repos. A neuf heures et demie et à dix heures, elle sonne encore joyeusement pour rassembler notre auditoire. Mais, à part nos élèves, pas âme qui réponde. Quelques hommes et deux ou trois femmes entrèrent tardivement. Mais le Seigneur était avec nous, et le service fut remarquablement sérieux et intéressant. André prit le second service où il répéta, moulée à nouveau dans la tournure d’esprit qui lui est propre, la prédication du matin. Puis, je mis mes grosses bottes et nous partîmes tous, les dames exceptées bien entendu, pour la capitale. Le roi, amical et causeur comme toujours, prétextait une légère
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