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une affection si grande, mais qui, hélas ! comme roi, est d’une incapacité désolante. C’est une girouette qui se tourne à tous les vents, une cire molle qui reçoit toutes les impressions, un homme désespérément à la merci des influences les plus contraires, notre pauvre Léwanika !... Vous savez la concession minière qu’il a faite de son pays à la South Africa Chartered Company. Or, des hommes intrigants, mus par des motifs que je n’ai pas à qualifier, ont mis tout en oeuvre pour surexciter la nature soupçonneuse du roi et pour attiser sa colère; ils ont représenté ses transactions avec la Compagnie sous le plus faux jour, nous accusant nous-mêmes d’avoir abusé de sa confiance, de l’avoir trompé par calcul, d’avoir vendu nos services et notre influence à la Compagnie, nous qui n’avons pas même reçu la valeur d’un centime pour toutes les provisions que nous avons dû procurer à son agent et à sa suite. L’hospitalité, naturellement, ne se paie pas. Ces calomnies, et d’autres non moins absurdes, ont bouleversé le roi. Dans les vieux temps - 9 temps vieux de cinq ou six ans ! 9 elles eussent tout compromis : notre propriété, nos vies, notre mission !... C’est ainsi que nous nous sommes égratignés aux épines de la politique dans un champ qui n’est certainement pas le nôtre. Nous sommes tombés dans un nid de guêpes. Nous ne savons pas encore la tournure définitive que prendront les affaires. Ce que nous savons, c’est que Dieu règne, et qu’il fera concourir la malice des méchants aussi bien que les fautes des hommes, les événements et les circonstances, à l’accomplissement de ses desseins étemels. La saison, cette année, a été exceptionnellement pluvieuse. Une triste saison, dans un sens, pour nous. Tout est imprégné de cette humidité tiède que l’on ne connaît que dans les tropiques. Nos chaussures, nos livres, même ceux d’un usage journalier, tout est moisi. Des comestibles, n’en parlons pas. Rien en aucune saison, rien au Zambèze ne se garde, qui n’est pas en canistres hermétiquement soudés. Et quand, par nécessité, on ouvre l’un de ces canistres, il faut, pour ne pas le perdre, se hâter de le finir. La viande, chez nous, un article si rare et si difficile à se procurer, ne se garde que deux jours ; le troisième, elle est déjà trop faite, et on en est dégoûté. Voilà deux années consécutives que Léwanika avait choisi près d’ici un site pour sa capitale temporaire, mais, faute d’eaù, les canots n’y purent aborder. Celle-ci est la troisième : en sera-t-il de même ? C’est à n’y rien comprendre. Les osselets divinatoires furent ardemment consultés, et l’oracle se fit entendre. Les dieux étaient courroucés, et le redoutable Katouramoa surtout, de l’innovation inouïe de Léwanika. Qu’allait-il chercher dans le voisinage de ces blancs, quand « la tradition, d’ancienneté, a consacré une tout autre partie du pays pour la résidence du roi » ? Ainsi faisait parler les dieux le parti conservateur, et il est influent; le vieux Narouboutou le représente dignement. Léwanika, qui voulait tenir la chose secrète, fut surpris et mortifié quand je lui en parlai. Cette année, sous l’empire de ce même oracle, il s’était rendu. Il avait décidé de ne pas se mettre mal avec les mânes de ses aïeux, mais de se conformer à la tradition. Il faisait donc tranquillement ses préparatifs. Mais, à la suite d’un sérieux entretien que j ’eus avec lui en janvier, il se laissa ébranler. Il tint conseil, et, chose étrange, les chefs aussi se rendirent, et ils résolurent de faire une dernière tentative cette année et d’installer la capitale temporaire à Sana, dans notre voisinage. Les travaux furent poussés vigoureusement, et à trois kilomètres, à vol d’oiseau, s’élève maintenant, sur un îlot, un village qui est la reproduction exacte de celui de Léalouyi, seulement en proportions plus modestes. Même plan, même disposition de l’établissement privé du roi, de son harem, de ses cuisines, de ses diverses dépendances, du khothla et des divers quartiers de la ville ; même labyrinthe de ruelles concentriques et d’étroits passages. Voilà donc un vieux désir qui s’accomplit et d’ardentes prières que Dieu daigne exaucer. Oui, mais l’inondation? Elle est en retard, les pronostiqueurs jurent déjà qu’il n’y en aura pas. On a beau envoyer messagers sur messagers dans les pays d’en haut, rien. Décidément, nous ne sommes pas populaires dans le monde des esprits, et Katouramoa nous en veut. Mais voilà qu’un beau jour un billet du roi m’annonce, comme une grande et bonne nouvelle, que l’inondation, venue un peu subitement, est déjà assez forte pour porter la monstrueuse barque royale, et qu’enfin il va venir à Sana tout près de nous. Bientôt après, voici un canot qu’il nous envoie avec un aimable message d’aller le rencontrer à Sébembi. La vie est monotone au Zambèze : peu ou point de récréation. L’occasion est donc trop bonne pour ne pas se dérider un peu. Nous sommes bientôt en canots, Mme Goillard, Mlu Kiener, M. Waddell, André, les filles, les garçons, tous nos élèves grands et petits, et, pour la première fois, nous avons la joie de glisser sur les eaux de notre canal. Nous arrivons les premiers au rendez-vous. Nous entendons bien le bruit sourd des gros tambours de guerre, mais il est lointain. Et, pour ne pas regarder le soleil qui descend et les nuages qui commencent à s’amonceler, les dames font des visites à domicile, nous causons avec les hommes qui se groupent sur la place publique, puis tous ensemble nous chantons des cantiques. C’est notre cloche dans les villages, mais une cloche bien fêlée, je vous assure. Puis nous parlâmes du Seigneur Jésus à ces pauvres créatures. Pendant ce temps, les tambours s’étaient rapprochés. En un moment, nous sommes sur nos pieds, groupés sur le bord de l’eau, et plongeant de longs regards dans l’immensité de la


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