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Nous trouvons ici un messager du roi qui nous avait devancés et nous attendait. Il avait, selon les ordres qu’il avait reçus, rassemblé les hommes du village et des hameaux avoisinants, et veillait à ce qu’ils ne se dispersassent pas. Utile précaution. Les ma-Khalaka de Séoma, tout près des chutes de Ngonyé et des environs, placés sous trois chefs ba-Rotsi, sont tenus de transporter d’amont en aval des cataractes et d’aval en amont tous les canots des voyageurs. C’est une corvée dont ils ne s’acquittent la plupart du temps qu’à force de menaces et de mauvais traitements. Dès qu’ils aperçoivent dans le lointain une .pirogue, ils se dispersent clandestinement dans les bois, et c’est là que, pendant des jours, les ba-Rotsi doivent les traquer et les rassembler, la terrible cravache africaine à la main. J’éprouve une grande pitié pour ces pauvres gens. J’appelle de tous mes voeux la fondation d’une station missionnaire à Séoma. On comprend qu’il me répugne extrêmement de recevoir d’eux un service rendu de si mauvaise grâce. Mais je ne puis l’éviter. J’avais une fois pensé à leur faire une distribution de calicot; mais le roi me fit remarquer avec justesse que ce serait là un précédent dont ils ne manqueraient pas de se prévaloir pour tourmenter les voyageurs. Il promit de le faire lui-même pour leur exprimer sa satisfaction, _ ce qui n’aurait pas le même inconvénient. Ce qu’il faudrait, ce serait un char à bras qui faciliterait leur travail. A notre arrivée, quand ils vinrent nous saluer je leur annonçai que toute notre troupe, de 65 ou 66 hommes, aiderait au transport de nos pirogues. Ces pauvres gens en furent si étonnés que le lendemain, dès l’aube, ils vinrent tous comme un seul homme commencer leur travail. Le soir, dix de nos embarcations étaient déjà en bas des chutes. Aujourd’hui les sept autres ont suivi, de même que tentes et bagages, et nous voici campés à Mamongo. Deux jours ! Quand nous nous attendions à un délai de deux semaines ! Le 17 (mon anniversaire de naissance), que n’aurais-je pas donné pour que ma femme sût au moins que j ’étais à Séoma ? — Pendant qu’on transportait nos bateaux, j’allai avec mes garçons passer la journée aux chutes de Ngonyé, et les laissai gambader parmi les rochers, se baigner, s’amuser, chanter comme de vrais écoliers en vacances. — Mon fusil nous fournit des pintades que l’on mit au pot; un pot de confitures, un morceau de pain rassis, et la tasse obligatoire de café, composaient un menu de pique-nique qui ne laissait rien à désirer. Le soir j ’eus au village une réunion nombreuse et attentive. Voilà pour l’extérieur. Intérieurement j ’étais pénétré de reconnaissance et d’une joie sereine. Comment ne pas penser à la bonté de Dieu et ne pas se souvenir de tant de délivrances et de bénédictions? Quelques années encore, et la soixantaine sera là. Un de mes bons amis avait une théorie — qui n’a la sienne? — 11 maintenait qu’à soixante ans le missionnaire a fait son oeuvre, que c’est un outil usé. Je regimbe contre cette vieille doctrine et je ne puis y souscrire. Je crois à la vieille jeunesse, moi. Ah ! non, je ne demande pas à Dieu une longue vie; mes temps sont en sa main. Mais je lui demande le privilège de mourir à mon poste, sous le harnais, et de voir la mission du Zambèze consolidée et prospère. Molémoa, ig juillet,. Quitté Mamongo ce matin à huit heures. L’entrain et la bonne humeur se maintiennpnt. Mes chefs de bande sont pleins de prévoyance et d’égards. Ce sont eux qui plantent et plient ma tente, chargent mon canot et président à notre installation journalière. Litia, lui, comme un fils dévoué, met la main à tout; personne ne touche à mon lit que lui. C’est la tâche privilégiée qu’il s’est donnée. Du reste, moi non plus, je ne me croise pas les bras, et je veille à ce que tout soit bien fait. Ces Zambéziens, quels géants, vraiment! Il faudra bien que je mesure les pieds de ce brave Mochowa qui est à l’avant de mon canot ; jamais cordonnier n’en a chaussé de pareils. — Le soir, comme pendant que je trace ces lignes, quand nous avons l’abondance et que les feux flamboyants font grilloter les pots, notre bivouac ne manque pas d’animation. Les plus graves aiment à raconter des épisodes de l’histoire nationale, où ils se mettent en scène; là c’est un grand cercle où un clown, une gourde à la main, exécute une danse nouvelle dont les contorsions étranges émerveillent l’assemblée. Plus tard une voix se fait entendre ; « Ako ! (Devine !) ml#- Quelqu’un répond : « Amba l —- (Parle !) » C’est alors une charade qui doit se renfermer dans une seule sentence et dont voici un échantillon : « Le mien, c’est quelque chose qui se trouve sur le bord d’un bois. —- Un oiseau! — Non! c’est quelque chose qui se trouve sur le bord d’une forêt épaisse. — Un chemin 1 » — Ainsi de suite. Après plusieurs réponses qui ne sont pas acceptées, l’individu dit: « Kè chouilë, je suis mort. — Tu es mort ? Eh bien, c’est l’oreille ! » SI Ce n’est pas très spirituel, n’est^ce pas? mais c’est étonnant comme ils s’excitent à ce genre d’escrime. Il arrive souvent aussi qu’un individu ne peut pas dormir. Il prend alors son kangobio (petit instrument de musique à languettes métalliques tendues sur une planche et accompagné d’une calebasse pour le rendre plus sonore) — et le voilà sur son séant, jouant toute la nuit sans interruption et chantonnant ces airs si profondément tristes des noirs enfants de l’Afrique. Personne ne s’en plaint, on le croit en communication avec les dieux. C’est reçu. Passé les rapides de Kalé. Un de nos bateaux a chaviré. Nous avons pour


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