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Séfoula, octobre 1888. C’est toujours avec plaisir que je visite Léalouyi. Je m’y trouve en contact avec des chefs qui viennent de tous les coins du pays, et j’y rencontre souvent aussi des représentants de tribus étrangères. J’espère y faire un peu de bien et j’y apprends toujours quelque chose. Mon chagrin, c’est que nous en soyons si éloignés, car chaque visite nécessite une absence de plusieurs jours et un dérangement considérable dans la routine d’une vie de station. Mais cet éloignement, ce sont les circonstances, la nature du pays et le climat qui l’ont voulu, nous n’y pouvons rien. Du reste, il a ses avantages aussi, et cela nous console. Puisque nous ne pouvons pas nous rapprocher de la capitale, nous espérons encore que la capitale se rapprochera un jour de nous. Léwa- nika nous l’avait promis, il avait même choisi un emplacement et fait construire une écurie. L’écurie n’a jamais servi, elle est tombée en ruine et, depuis l’expédition chez les ma-Choukouloumboué, le projet paraît être abandonné. Je ne sais pourquoi. D’autres plans flottent dans l’air, et il ne m’est pas encore possible de prédire quelle forme définitive ils prendront. Au commencement du mois j ’avais passé deux dimanches à Léalouyi, dix jours bien employés. Léwanika avait convoqué un grand pitso; mais les chefs de la province tardaient tant à arriver que je m’en retournai auprès de ma femme malade. Les estafettes furent vite sur mes talons, apportant leurs messages griffonnés sur des feuilles de papier fichées au bout d’un roseau. Car, en notre pauvre Séajika, le roi a trouvé un secrétaire d’Etat, pas très versé dans l’art de la calligraphie, c’est vrai, mais dont il est néanmoins très fier. Il en use et en abuse comme un enfant. « Tout le monde est rendu disait Léwanika, hâte-toi, les affaires pressent, et les gens meurent de faim ! » Les gens meurent de faim? A la capitale ! Cela vous étonne ? Pas moi, je n’y ai jamais vu l’abondance. Je ne connais guère dans toute l’Afrique méridionale qu’un endroit plus désolé et plus triste. Léalouyi, c’est la résidence du roi. Ses ministres y vivent habituellement, et les chefs y font occasionnellement des séjours, mais tous ont leurs propres villages à des distances plus ou moins grandes. Au temps de l’inondation, c’est un îlot où les maîtres se sentent eux-mêmes parqués tellement à l’étroit qu’ils finissent par l’abandonner à quelques esclaves et se réfugient sur les dunes boisées des bords de la Vallée. C’est le temps des grandes chasses et des mascarades : les ba- Rotsi sont passionnés pour les mascarades. C’est aussi le bon temps pour les esclaves. Les canots sillonnent la plaine submergée, le service est facile. On est heureux de voir les huttes se baigner et les immondices disparaître. On voudrait seulement que cette purification bienfaisante fût plus complète. Au temps de la sécheresse, le village est repeuplé. Les esclaves ont la vie dure. Pas de champs dans les environs. Toute la nourriture, comme tout le combustible, vient de loin et est porté à dos d’hommes. L’eau — et quelle eau ! -# s’y puise à 3 et à 4 kilomètres. On n’y garde que quelques misérables vaches pour les petits enfants des aristocrates. Les esclaves qui y pullulent ont beau se serrer la ceinture, ils ne parviennent pas toujours à tromper la faim, et s’ils ne volent pas, ils prennent la fuite. Si on les rattrape — et, hélas ! on les rattrape toujours, dûtril se passer vingt ans S on ne les nourrit pas mieux, on les étrangle seulement ou on les fustige plus libéralement. Ici, l’étranger et le voyageur, chacun pourvoit à ses besoins. En dehors du village, il ramasse du roseau et des brassées d’herbe pourrie et se fait un taudis pour lui-même et sa suite. Il y végétera de Son mieux pendant des semaines sans queE- à part quelques parents, s’il en a — personne s’occupe de lui. S’il est un personnage de quelque importance, le roi lui donne un boeuf qu’on dévore en deux jours pour pâtir ensuite. Sinon, une cruche de bière à l’occasion, une corbeille de mil, un paquet de tubercules de manioc, une pioche même, une natte, un rien, et les devoirs de l’hospitalité sont une fois pour toutes remplis. A voir les courbettes qui s’en suivent, les démonstrations exagérées de remerciements, vous croiriez à des largesses, si vous ne saviez rien. Et qu’il est donc faux, le monde, avec toute sa politesse et ses adulations! Essayez un peu d’appliquer ce genre d’hospitalité à vos hôtes, vous, et vous verrez si vous n’avez pas affaire à une tout autre race. Que de fois je voudrais pour un moment transmigrer dans l’esprit d’un de ces Zam- béziens et nous voir avec leurs yeux, nous juger avec leur intelligence. Evidemment, ici, un blanc n’est pas un être comme un autre. Avec lui, on peut tout oser. On peut se permettre d’être un hôte exigeant, impérieux, impertinent même. Et s’il s’agit de troquer un setsiba, cet esclave zambézien, à l’exemple de ses maîtres, trie son poisson, ses patates, son millet mangé par le charançon et apporte le rebut. Il se dit en riant : cc Ça, c’est bon pour les blancs ! » Il tamise sa farine, en garde la fleur pour lui-même, vous apporte sans rougir le son pilé à nouveau : « Ça aussi, c’est bon pour les blancs. y> Et il en est de tout ainsi. Pour nous, c’est une souffrance morale devenue chronique. Nous nous disons : « Ils changeront en devenant chrétiens ! » Nous demandons à Dieu de faire abonder la charité dans nos coeurs. Ah ! quelle digression, mes amis, à propos de la capitale où nous devons aller ! C’est indigne ! Hâtons donc nos préparatifs, et, surtout, gare la faim ! Cette fois, je suis déterminé à conduire ma femme à Léalouyi. Depuis longtemps elle le désire tant que c’est Dieu, je crois, qui le lui a mis au coeur. Lè changement peut aussi lui faire du bien, qui sait ? Seulement, est-ce pos- HAUT-ZAMBEZE. 37


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