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en me disant platoniquement: « Ce sont des ba-Rotsi, les ba-Rotsi sont ainsi faits; tu ne les connais pas encore !» Eh bien, merci 1 quelle bonne clientèle en perspective ! Depuis qu il s est mis en route, Léwanika nous a tenus régulièrement au courant de ses mouvements; ses messagers se croisent. C’est aussi une distraction nouvelle que de nous envoyer de petits billets pour nous dire que son cheval boite, qu’il a oublié de me demander telle ou telle médecine, que son armée a passé telle rivière, etc.; car il a maintenant un secrétaire d’État, voire même deux. Ce sont nos pauvres enfants prodigues : Karoumba et Séa- jika, qu’il a promus à cette dignité nouvelle. Il les a fait venir près de lui pour lui enseigner à lire, prier au besoin le Dieu des missionnaires, griffonner des messages, le mettre au courant des prix des marchandises dans les pays qu’ils ont visités dans leurs voyages, lui faire connaître la valeur de la monnaie qu’il a la toquade de posséder, et de l’assister dans ses transactions commerciales. Le roi fait des progrès rapides. Il connaît déjà tout l’alphabet, ce qu’il considère comme un grand triomphe; il porte toujours dans sa poche, comme un talisman, soigneusement enveloppés, les deux abécédaires que je lui ai donnés. Il sait aussi qu’une brebis se vend à Mangouato 3o fr., une tête de bétail a5o fr., tandis que les marchandises y sont à vil prix. Je ne sais pas encore quel certificat nos deux jeunes renégats donnent de l’Évangile et de nous. Nous sommes assez bien en cour, eux-mêmes ne peuvent pas se passer entièrement de nous, le moment de nous dénigrer ouvertement n’est pas encore venu. Ce serait une mauvaise politique. Le roi les comble de faveurs ; Séajika a déjà reçu le don d’une femme, Karoumba va avoir la sienne ; au retour de l’expédition ils auront du bétail, des esclaves,.des villages enfin !... Les voilà lancés. Que Dieu ait pitié d’eux ! Les derniers messagers du roi nous apportent de tristes nouvelles de Sé- chéké. Voici en deux mots ce que nous avons appris: il vous souvient de Sékabénga, qui occupait le poste de Morantsiane à notre arrivée dans la contrée, et qm est en fuite depuis la restauration. Menacé du même sort que l’infortuné Tatira (ou Akoufouna), la créature du chef révolutionnaire Mathaha, il avait fait cause commune avec lui et fini par trouver un asile chez Sagitéma, un petit chef de ba-Toka indépendants aux confins du pays des ma-Choukou- loumboué. Là, son parti s’était accru de tous les mécontents qui fuyaient le despotisme de Kaboukou, son successeur. Même en exil, ces gens, traqués comme des bêtes sauvages, avaient un simulacre de cour. Tatira était roi, il avait des tambours et son petit cérémonial. II trouva bientôt un rival en Kamorongoé, un jeune homme insignifiant, mais aussi de sang royal, qui s’était joint au parti révolutionnaire. Kamorongoé ourdit un complot, massacra Tatira, vendit sa vieille mère a des ma-Koupakoupé pour des munitions, et dès lors il fut reconnu roi sans opposition. Tout était réglé. C’est pourtant Morantsiane qui est l’âme du parti. Malgré sa chute et sa disgrâce, il est plus populaire que jamais. Non seulement les ba-Toka l’ont hébergé, caché et lui ont sauvé la vie; mais ils favorisaient ses plans de revanche. Dûment avertis par des intelligences secrètes, lorsque Léwanika s’était mis en campagne, Morantsiane et Kamorongoé firent soudain et en plein jour leur apparition à Séchéké. On les prit d’abord pour des guerriers de passage qui s’en allaient rejoindre 1 armée de Léwanika. Le vieux Talahima sortit pour les saluer, suivi d’un de ses fils et d’un serviteur. A la vue de Morantsiane, il resta tout interdit. y A genoux donc ! Bats des mains ! Acclame le roi, lui crie-t-on, c’est notre tour aujourd’hui. — Je n’acclame que Léwanika, répondit le chef avec sa dignité ordinaire, où est-il ? » Sur ce, pleuvent sur lui et sur ceux qui le suivent les injures, les javelines et les coups de massue, et en un moment leurs corps mutilés, gisant dans leur sang, se tordent dans les dernières convulsions d’une horrible agonie. Léwanika, à l’ouïe de ces nouvelles, est revenu sur ses pas et s’est dirigé vers Séchéké. Mais on dit que Morantsiane a déjà traversé le fleuve. Dans ce cas, que fera Léwanika ? Renoncera-t-il à son expédition ou bien laissera-t-il le pays à la merci de cette bande désespérée?... La grande province de Séchéké ne tient que par un fil au royaume des ba-Rotsi. Ceux-ci, considérablement réduits par leurs guerres et leurs massacres continuels, sont haïs par les ba-Toka, honnis par toutes les tribus qu’ils oppriment. La'politique facile du laisser-aller de Léwanika, l’ineptie de Kaboukou son neveu, qu’il a promu à un des postes les plus importants et les plus difficiles, ont irrité les esprits. Il ne faudrait que l’homme de la circonstance pour amener une déchirure irrémédiable. Léwanika sait tout cela. Une mesure énergique pourrait encore sauver la situation ; mais elle demande une fermeté, une détermination qu’il n’a pas. Les têtes grises qui devaient former le conseil de sa nation ont été fauchées toutes à une ou deux exceptions près. Leurs places sont occupées par des hommes jeunes pour qui gouverner, c’est faire en gros et pour soi le métier de brigand. Aucun lien ne les unit les uns aux autres, ils se portent mutuellement ombrage. Le roi lui-même se défie des chefs, comme les chefs se défient du roi. — Mais Dieu, qui a envoyé à ces peuplades barbares son Evangile de paix et d’amour, a certainement envers elles des vues de miséricorde. Nous, nous jugeons les choses au point de vue humain, borné et sujet à toutes sortes d’influences. Dieu règne, il gouverne le monde, il veille avec non moins de sollicitude aux intérêts d’un peuple qu’au développement d’une plante. Du chaos il tirera l’ordre; des ténèbres, la lumière. Post tenebras lux l


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