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sait encore ; les feux de roseaux — car le combustible est rare à la Vallée — lançaient par moment un jet de flammes qui rendaient les ténèbres plus visibles et, en s’éteignant, les laissaient plus épaisses encore. L’enceinte du kouandou Ls- la maison privée du roi au milieu de son harem -Sétait comble. Notre arrivée causa de la surprise, car personne ici ne voyage à' ces heures indues. Léwanika accourut en riant de plaisir, et nous eûmes bientôt une de ses maisons à notre disposition, des nattes, un feu qui nous faisait grelotter rien qu’à le regarder, et, pour réchauffer nos estomacs vides, une tasse d’un liquide quelconque. On nous dit, je crois, que c’était du café. Avec cela nous pûmes soutenir la conversation jusqu’à une heure très, avancée. Notre royal ami, tout plein de son expédition, sentait le besoin de la justifier à nos yeux. « Ils ont maltraité le D' Holub qui venait de chez moi; c’est mon devoir de les châtier. Du reste ce ne sont pas des êtres humains, ils sont tout nus. Et puis... ajoutait-il en hésitant, et puis... nous n’avons plus de bétail, et il nous en faut absolument. Mais, sois-en sûr, c’est là notre dernière expédition. A notre retour nous serons tout entiers à vos enseignements, et nous deviendrons tous des croyants, tous des chrétiens, tous... » Il avait bien mis l’accent là où il fallait, et, s’il ne nous avait pas convaincus, il s’était du moins soulagé. Le lendemain, une grande animation régnait au village. De tous côtés les esclaves et les femmes allaient et venaient, se croisaient avec des messagers affairés ; on préparait activement les provisions de route, partout on entendait la cadence des pilons comme celle des fléaux de plusieurs granges; les chefs, eux, à deux ou trois, tenaient à l’écart leurs petits conciliabules, pendant que les fous de cour s’agitaient en délire, faisaient de la musique avec des calebasses, criaient et beuglaient sans que personne y fît attention. 11 arrivait à chaque instant de nouvelles escouades d’hommes armés. Le soir il y eut une grande démonstration martiale —^ ne disons pas une revue. Les guerriers sous leurs chefs respectifs se massèrent sur la place, drapés d’étoffes aux couleurs flamboyantes, chamarrés de plumes, de haillons européens, de peaux de panthères, de toutes sortes de fauves, grandes et petites, qui pouvaient donner à l’homme l’apparence d’un animal et un air de férocité. Ils feignaient, par petits détachements, des attaques sur un ennemi imaginaire, faisaient quelques évolutions qui arrachaient aux spectateurs des applaudissements frénétiques, se remettaient en place, et toute cette masse noire bourdonnait lugubrement un chant de guerre d’une inspiration sauvage. Quelques-uns des commandants s’avançaieht ensuite, haranguaient le roi sur le ton de la colère, puis au pas de course venaient s’agenouiller et planter leurs fusils et leurs boucliers devant les ministres, toujours pérorant avec aigreur et demandant que « ce roi tergiversateur et timide lâchât enfin ses bouledogues enragés ». Ce qui m’étonna, ce fut la quantité d’armes à feu que ces gens possèdent. Il y en a de tous les calibres. Voilà, elles ne sont pas tout ce qu’il y a de plus moderne; les fusils à pierre y sont en majorité; n’importe, ce sont des fusils ! Et pour un mo-Rotsi ce nom seul est magique. La javeline est bien encore l’arme de la nation, une arme redoutable; mais les boucliers de cuir — la copie de ceux des ma-Tébélé que les ma-Kololo eux-mêmes avaient adoptés — y sont en petit nombre et mal entretenus. Ici comme ailleurs, tout ce qui est purement national s’en va rapidement. C’est regrettable, car ce n’est pas toujours un signe de progrès. Puisque nous en sommes à observer, jetons encore un coup d’oeil sur l’auditoire du dimanche matin, que le crieur public assemble. Le roi, avec sa bande de musique et sa volée de likomboa (officiers et favoris attachés à son service personnel .et qui possèdent une grande influence), a fait son entrée. Tout le monde s’agenouille et l’acclame. C’est plus que d’habitude, mais c’est qu’hier Sa Majesté n’a pas paru au khothla, et on la suppose courroucée, et « la colère du roi, a dit Salomon, est un messager de mort ». La place se remplit petit à petit et me fait l’effet d’un kaléidoscope. Je n'y trouve pas comme à Séchéké, il y a dix ans, les défroques de soldats, d’agents de police, d’officiers de marine, de hauts fonctionnaires avec leurs broderies et leurs galons fanés, que les dernières vagues du commerce avaient poussées jusqu’ici comme de l’écume. Non, mais, pour avoir changé, le spectacle n’en est pas moins curieux. Le bonnet de coton multicolore, si cher aux ba-Rotsi est une rareté. Les hommes d’importance y suppléent en s’enveloppant la tête d’un mouchoir, qui ne garde pas longtemps sa fraîcheur; ils y ajoutent encore, si possible, un feutre qui n’est pas souvent de forme bien correcte. Léwanika a troqué pour de l’ivoire toutes les marchandises que viennent de lui apporter M. Westbeech, d’un côté, et la caravane d’un marchand portugais, de l’autre, venu du Bihé. Tout le monde, à des degrés différents, a eu sa part des largesses royales, et, ne fûGce qu’un chiffon d’une coudée, il est tenu de s’en affubler. On ne voit donc partout que setsiba neufs et oripeaux de toutes couleurs. Gela passe encore. Passent aussi les chapeaux et les chemises et les couvertures bariolées. Mais les vêtements de coupe européenne ! Voyez donc ce vieillard dont les membres flétris dansent, comme des allumettes, dans les plis d’un habillement fait pour un hercule. L’hercule, le voici qui a réussi, je ne sais comment, à enfiler une culotte qui éclate ! Ici, c’est un ventru qui s’est harnaché d’un gilet, là, c’en est un autre dans une jaquette de marin — vraie camisole de force. Il faut pourtant qu’il lève les bras en l’air pour acclamer le roi et le remercier de son martyre. Partout où tombe le regard, c’est du ridicule, du comique à vous donner le fou rire. Tout à coup les regards se tournent vers une procession qui s’avance avec


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