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Et cependant si vous saviez de quelle sollicitude et de quelles prières nous entourons cette école ! On ne saurait croire en Europe ni même au Lessouto la somme de patience et de persévérance qu’il faut pour enseigner cette bande de jeunes gens qui se croient tout permis et qui tournent tout en ridicule. Malgré nos occupations, nous consacrons tous les jours, ma femme et moi, un peu de temps pour seconder Aaron dans sa pénible tâche. Il est heureusement doue d’une forte volonté e.t de beaucoup d’énergie. Mais il ne suffît pas à la tâche. Cinq de ses élèves lisent déjà couramment, et d’autres aussi font des progrès. Ce qu’il nous faudrait ici, ce qui serait populaire et ferait énormément de bien, c’est une école industrielle. Le roi me tourmente pour prendre des apprentis. C’était d’abord une douzaine d’hommes faits, puis « ses fils » qu’il s’imaginait avoir bien outillés en leur procurant un rabot; puis d’aütres encore, qui en quelques mois devaient devenir aussi habile^, que M. Waddell lui-même. Il ne comprend pas que des raisons d’économie (car il faut nourrir toutes ces bouches) et la presse du travail me forcent à refuser ses apprentis amateurs, et il ne manque jamais l’occasion de m en faire le reproche. J’ai du céder et prendre enfin deux hommes intelligents, bien qu’ils soient pour nous un fardeau et une entrave. Nous nous disons que cela aussi est une oeuvre. Je ne puis pas m’aveugler, je vois toujours plus clairement les immenses services que l’industrie et le commerce entre des mains honnetes et chrétiennes pourraient rendre à l’évangélisation de ce pays. C’est peut-être ce côté civilisateur que notre pénurie nous a fait trop négliger. C’est un sujet qui mérite l’attention des philanthropes chrétiens. Nos auditoires plu dimanche sont soumis à toutes sortes de fluctuations. Nous avions réussi à rétablir jusqu’à un certain point la confiance des gens qui venaient vendre leurs produits. Un jour, le roi nous visite, trouve que ses enfants sont amaigris, rassemble les chefs des villages voisins pour les réprimander, et voilà tout notre édifice de plusieurs mois de travail qui croule. Pendant que nos petits chefs profitaient d’une de mes longues absences pour se donner libre carrière, leurs gardiens et leurs suivants épiaient les gens qui venaient vendre leurs produits ou assister à la prédication de l’Évangile. Ils dépouillaient impitoyablement ceux-ci, et forçaient brutalement ceux-là aux travaux les plus serviles et les plus durs. Notre nid a plus de ronces que de ouate, vous le voyez. L’oeuvre n’est pas facile. Peut-être, dans ce sombre tableau, n’ai-je pas assez fait la part des circonstances. Comment attirer un auditoire régulier et voir prospérer une école quand nous n’avons pas même un toit pour nous abriter? Jour après jour, enseignement et prédication se font dehors, au vent, au soleil, à la pluie et au milieu d une foule de distractions plus alléchantes les unes que les autres. Je ne sais dans quel langage je pourrais traduire ma pensée, pour faire bien comprendre à nos amis que les sauvages *§§ les nôtres — ne sont nullement les êtres doux, simples, affectueux et confiants qu’on se représente en Europe; qu’ils n’ont nul désir d’écouter et encore moins de recevoir l’Évangile. Ici comme chez nous, l’affection de la chair est inimitié contre Dieu ; mais ici, qu’on ne l’oublie pas, cette inimitié se traduit souvent de la manière la plus grossière et la plus humiliante. Qu’on nous comprenne bien. Les chefs les plus intelligents ont des notions très vagues et très fausses de nous et de notre mission, et s’ils nous appellent dans leur pays, c’est généralement pour des raisons politiques et des intérêts personnels. Pour nous, quelle que soit la clef dont Dieu se sert pour ouvrir la porte, notre devoir, c’est d’y entrer, quand ce serait la porte d’une prison. — Nous ne pouvons pas nous attendre à être reçus avec enthousiasme ou en triomphe; mais qu’on nous tolère, c’est tout ce que nous demandons et sommes en droit de demander. On reproche souvent aux missionnaires de trop colorer leurs tableaux. Voudriez-vous que j ’ajoutasse encore des ombres aux miens?-■— Jamais je ne trempe ma plume dans l’encre noire pour vous faire connaître ceux que nous sommes venus évangéliser, sans un grand serrement de coeur. Si je ne vous devais la vérité, j’aimerais mieux les couvrir du manteau de la charité. Nous ne vous donnons que des aperçus. Que diriez-vous de la réalité telle, hélas ! qu’elle est et avec laquelle nous sommes toujours en contact ! Je viens de fairè le voyage de Kazoungoula pour aller rencontrer nos amis Jalla, Dardier et Goy. Ces longues absences sans communications et si souvent répétées sont de mauvaises épines où il y en a déjà tant d’autres. Nous ne nous y habituons pas. Pendant mes voyages, M“* Goillard, déjà écrasée par ses propres devoirs, doit encore se charger d’une partie des miens et assumer toute la responsabilité. Ce n’est pas tâche aisée avec des Zambéziens. A Séchéké, les rumeurs sinistres d’une nouvelle révolution couraient le pays. En certains lieux, on disait confidentiellement tous les détails d’un complot, qu’on assurait ourdi par Gambella lui-même, et qui devait éclater incessamment. Le revirement soudain qui s’opéra dans la conduite de ma bande de rameurs, leur insubordination, la rapacité et l’arrogance 'de Makoumba et de ses gens, et d’autres symptômes aussi peu rassurants, venaient encore donner de la consistance à tous ces bruits. On assurait même qu’à la Vallée, et depuis notre départ, les insurgés avaient à deux reprises cerné la capitale, mais que, se trouvant numériquement trop faibles, ils s’étaient tranquillement dispersés. La révolution allait-elle donc éclater pendant mon absence, et le pays être jeté de nouveau dans l’anarchie? Que ferait ma femme? Comment la rejoindre avec cette bande de « brigands », comme on les appelait, à la merci desquels je me trouvais entièrement? Mais


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