io février 1887. Jamais nous n’avons encore senti comme ces jours-ci que nous sommes bien en plein dans l’empire du prince des ténèbres. Léwanika a un enfant de huit à neuf ans, né épileptique. On le croit ensorcelé. Il eut plusieurs crises pendant que nous étions là. Il y a eu aussi parmi les chefs, ces derniers mois, quelques morts qu’on ne s’explique pas. Le matin même de notre départ de Léalouyi, on annonçait la mort subite d’un chambellan qui, la veille, plein de santé, nous avait servi de cicérone dans le village et au harem du roi. On garda la nouvelle secrète jusqu’après notre départ. Alors on cria à la sorcellerie; on désignait tout haut un autre sékomboa, Moëyanyana, homme jeune encore, aimable, intelligent et très aimé du roi. On s’assemble tumultueusement au lékhothla, un pot est mis sur le feu, et un des esclaves de l’accusé, par substitution, plonge ses mains dans l’eau bouillante. L’effet ne tarde pas à se manifester. Moëyanyana est donc sorcier. Qui peut encore fermer les yeux à l’évidence? Qui en douterait encore après « ce jugement de Dieu » que nos pères pratiquaient de la même manière au moyen âge ? Aussitôt les assistants de saisir le malheureux, de le lier fortement de cordes, de lui arracher de prétendus aveux par toutes sortes d’indignités et de le conduire au supplice. Il passa la nuit attaché à un pieu. Le lendemain matin — un beau dimanche-— l’échafaud, un grossier chevalet de quatre pieds de haut, fut vite dressé, le feu allumé, le moati — un poison violent — préparé et administré, et l’infortuné chef luttait bientôt avec la mort au milieu des insultes et des malédictions de la foule surexcitée. Le roi avait défendu qu’on brûlât son serviteur favori. On le traîna donc et on le jeta dans une mare voisine. De nuit le supplicié revint à lui-même. En vain Léwanika essaya-t-il de lui sauver la vie. Ceux qui devaient le conduire à Séchéké parmi les siens le massacrèrent tout près d’ici de la manière la plus révoltante. Hélas ! ce n’est pas un cas isolé. Le coeur saigne à l’ouïe de tant d’horreurs. Elles prennent une épouvantable réalité quand elles se commettent pour ainsi dire sous vos yeux et que vous avez personnellement connu les victimes. 28 février. Nos dimanches deviennent intéressants. Nos voisins commencent à compter les jours de la semaine et à se souvenir d*u jour du Seigneur, le tsipi, la cloche (bien que nous n’ayons pas de cloche), ou bien « le jour où l’on meurt1». Nous avions hier i 5o auditeurs. La grande attraction, c’est notre harmonium. Mais qu’il est difficile en plein, air de captiver ce monde remuant ! C’est le vent, le soleil ou la pluie. C’est un oiseau qui vole, une poule qui caquette, les chiens qui aboient et se battent. On se salue aussi, on cause, on prise, on va et vient, on rit. Il faut tout doucement réprimer ces licences et maintenir l’ordre; ça n’inspire guère. Il y aurait de quoi balayer de la mémoire le sermon, si on l’avait écrit ! Cependant, il arrive aussi quelquefois que ces pauvres gens écoutent. Hier, je racontai le déluge; on me comprenait; l’attention était rivée. Aussi, quand, après avoir parlé de ce déluge de feu prédit par saint Pierre, je fis appel à mon auditoire et m’écriai: « Où fuirez-vous alors la colère de Dieu ?» — « Vers toi, morouti, notre père ! » répondirent plusieurs voix à la fois. «Et pourquoi fuirions-nous? demanda un vieillard avec sérieux, qu’avons-nouscraindre? Nous ne sommes pas des sorciers! »&- Oh ! qu’il nous tarde de voir une âme s’ouvrir aux rayons de la grâce ! Ngouana-Ngombé nous donne parfois de l’espoir. Je l’ai souvent surpris, ce cher garçon, caché dans les buissons et priant à haute voix. Dieu, qu’il cherche ainsi à tâtons, ne l’entendra-t-il pas? Kambourou, lui, est comme figé. Ne m’annonçait-il pas hier soir qu’il est marié! « Marié ! depuis quand? Avec qui? Non, pas possible ! — Eh! oui, je suis marié, répondit mon garçon avec son bon sourire, et la figure toute illuminée. — Et c’est ainsi que ça se fait chez vous? ;— Oui, mon père. » Dans son voyage de Séchéké ici, il a rencontré une jeune femme qui n’en était pas à son premier mari; elle lui plut; il lui trouva une matrone dans le voisinage, la fit chercher et... le mariage était conclu. C’est assez simple. Au Lessouto et parmi d’autres tribus de l’Afrique, avant l’introduction du christianisme, le mariage par bétail2 était un bienfait. C’était une digue contre la corruption et un contrat civil. Ici rien. Une femme quitte son mari pour un autre, un mari chasse sa femme avec la plus grande facilité du monde, et personne ne s’en étonne. Un homme s’éprend-il de la femme d’un quidam? il s’abouche avec elle, la fait venir chez lui, et tout est dit. Si c’est un chef, la chose est encore plus facile. Dans bien des cas, ce sont les femmes elles- mêmes qui prennent l’initiative. Un fait très remarquable et que je ne puis qu’indiquer ici, c’est que les ba-Rotsi ont en général des familles peu nombreuses. Il est vrai aussi que là mortalité parmi les enfants est grande. 1. Allusion à l’attitude recueillie que l’on prend en priant, et que les païens comparent à l’immobilité de la mort. 2. Nom donné par les missionnaires à la coutume indigène qui exige plusieurs têtes de bétail, que la famille du marié paie au père de la mariée.
27f 90-2
To see the actual publication please follow the link above