Ndjoko, 3 septembre. Nous cheminions lentement et péniblement dans les bois pour atteindre un gué lointain, quand les chefs de Séchéké, dont j ’ai déjà parlé, et qui nous servaient d’avant-garde volontaire, nous firent mander qu’ils avaient trouvé un passage tout près. Gué fort bon, fond pierreux, berges nulles, peu d’eau et surtout pas de bourbier! Nous allâmes l’inspecter, et bien qu’il ne fût pas précisément ce que l’on disait, nous le crûmes praticable. La rivière en cet endroit est de quatre-vingts mètres de large, et d’un courant rapide. Nous lançons mon wagon traîné par trente-deux boeufs. Il était huit heures du matin. A dix heures tout serait fini, pensions-nous, et après la halte ordinaire du milieu du jour, nous partirions, voyagerions à marches forcées pour aller passer le dimanche au Loumbé. Malheureusement, comme toujours en pareil cas, il arrive des enchevêtrements, des boeufs dételés, des jougs détachés, des clefs cassées, et puis, au moment de sortir de l’eau, les roues de derrière s’enfoncent si bien que l’un des moyeux disparaît dans la boue. Devant nous, une montée courte, mais rapide, les boeufs se refusent à tout effort : les cris, les coups, les différents angles auxquels on met la chaîne de trait, rien n’ÿ fait. Le chariot, deux fois entraîné à reculons au miheu de la rivière va, pour éviter le bourbier à droite, se buter à gauche contre une berge de sable. Mais nous mettons aux roues chefs et ma-Totéla; quelques coups de bêche, un coup de cofiier et nous sortirons aisément. Oui, seulement les boeufs sont devenus récalcitrants et têtus ; ils n’entendent et ne sentent plus rien. Les uns tirent en arrière, les autres, d’un habile coup de tête, tournent le joug par-dessous leur cou et regardent avec défi le maudit wagon ; celui-ci se détache et se sauve, celui-là se couche, s’étrangle avec opiniâtreté, écume, mugit et fait le mort. « Mords-lui la queue ! » On a beau lui mordre la queue, il reste insensible. Enfin, l’ordre rétabH et chacun à son poste, nous tentons un dernier effort avant de décharger. Nos ma-Totéla trouvent que c’est moins pénible de travailler de la langue que des épaules; ils font un vacarme épouvantable. Les boeufs, exaspérés, se précipitent à droite avec une impétuosité que personne ne peut arrêter. On voit les roues de gauche se lever : le danger est imminent, les gens affolés perdent la tête ; les uns se jettent sur les roues, les autres se ruent sur les boeufs. Et, en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire, la voiture avait perdu son centre de gravité, était lancée hors de son train, et, renversée, gisait sur le côté dans la rivière. Au vacarme étourdissant succède un morne silence; les indigènes, frappés de stupeur, la main sur la bouche et cloués sur place comme des statues, se regardaient, me regardaient; ce n’était certes pas le moment de perdre la tête. Nous dételons les boeufs et courons au wagon culbuté. Mon coeur se serre à la vue de ce naufrage et en pensant au voyage de ma femme. Et le courant de l’eau, roulant des sables parmi le chaos de nos bagages, rit à haute voix comme pour insulter à notre malheur. Dégager nos caisses jetées pêle-mêle, pêcher la Hterie, les ballots, les sacs de provisions, ce fut une tâche laborieuse et de plusieurs heures que s’imposèrent Waddell et Middlet.011. Il était trois heures de l’après-midi; Waddell était blanc comme un linge, il chancelait, et je crus qu’il allait s’évanouir. Je me souvins alors que nous n’avions rien pris depuis la veille. Je courus lui chercher une goutte de vin pour le réconforter un peu. Nos bagages sortis de l’eau, j ’aurais voulu fuir ce spectacle écoeurant. Voici ma boîte d’instruments scientifiques jetée sens dessus dessous, le couvercle brisé, les instruments épars ; voici ma literie, mes vêtements de rechange, mon linge, et tout cela ruisselant d’eau et rempli de sable. Voilà nos provisions, café, thé, graisse, miel, dont notre bonne ménagère avait eu soin tout particulièrement de nous pourvoir, du vermicelle, de Varrow-root, très soigneusement gardés pour les temps de maladie, tout cela répandu, mêlé, trépigné dans la boue. On retire du fond de l’eau un sachet de farine qui devait nous durer des mois, puis le sac de sel, le sac de sucre. Mais les sacs sont vides. Sel et sucre complètement fondus ! C’est encore ma petite bibliothèque de voyage : bibles, cantiques, ouvrages scientifiques, livres de médecine, de littérature, journaux et revues de la dernière poste, papeterie, une masse de pâte molle et boueuse. Et le tout jeté à l’avenant hors de la rivière, sur une rive fraîchement balayée par le feu et couverte d’une couche épaisse de cendres noires. Mais laissons les bagages et songeons au wagon. Nous démontons le train pièce à pièce, ce qui est facile. Il faut ensuite sortir la tente immergée, ce qui l’est moins. Il faut surtout la porter, la lever à bout de bras au-dessus des grandes roues pour la remettre sur le train, ce qui faillit dépasser nos forces. L’eau et le sable en avaient doublé, triplé le poids, et nos ma-Totëla nous laissaient à peu près seuls faire des efforts à nous rompre. A force de prières, de gronderies et de patience, nous en vînmes pourtant à bout, et la tente finit par tomber en place sur les essieux, au milieu de hourras étourdissants. Le voilà donc encore une fois sur pied, mon pauvre wagon. Bon vieil ami, notre home ambulant de tant d’années dans des contrées lointaines et inconnues, au miheu d’aventures si diverses, que tu as donc l’air triste et déchu avec tes côtes enfoncées, ta visière en lambeaux, tes fenêtres brisées (deux petites fenêtres à coulisses), ta tente déchirée et boueuse, ton frein et tes caissons tout en pièces !... C’était maintenant la brune. Tout le monde s’était dispersé sur le coteau
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