Séchéké, 8 août. Les seigneurs de Séchéké, si longtemps annoncés et attendus, sont enfin arrivés hier. La population fugitive des environs s’est armée de courage et s’est réunie ici pour l’occasion. On a de part et d’autre brûlé une grande quantité de poudre. On nous amène toute une légion de nouveaux dignitaires, les nouveaux Nalichoua, Liamine, Mokoro, Lésouani, etc., tous de Séchéké, jeunes hommes de notre connaissance, et qui, pour dire le moins, nous font trembler pour l’avenir. Kaboukou, le Morantsiane élu, est lui-même un garçon de 18 à 20 ans. C’est le fils de la reine Mokouaé. A Léalouyi, Léwanika me l’avait confidentiellement montré comme le vice-roi désigné de Séchéké. Le pauvre garçon, il est comme perdu parmi les Rataou, les Tahalima, les Mo- khélé que le contraste rend encore plus vieux. Il ne sait trop comment porter le poids d’une dignité si nouvelle. Il fait des grimaces comme une fille coquette, il cligne de l’oeil, tord la bouche, badine avec une corne de rhinocéros pour occuper ses mains qui l’embarrassent; il boit du mpoté, une bière au miel, qu’on dit être aussi forte que l’eau-de-vie, et s’entoure du cérémonial en usage à la cour de Léalouyi. Il n’était pas une demi-heure sur la station qu?il montrait déjà le bout de l’oreille d’un mendiant roué au métier. Il avait toutes sortes de besoins à satisfaire. Il convoitait surtout une de nos chaises de bois, et ne se tint pas pour battu par deux refus. Il revint à la charge avec tant d’instances que je finis par me rendre. Et maintenant, ce siège, luisant d’ocre et de graisse, est porté devant lui, comme le symbole de sa haute position. Les vieux chefs eux, nos anciens amis, sont, devant le jeune prince imberbe, aussi vils et rampants qu’ils étaient hautains. Ils nous font l’effet de hauts fonctionnaires disgraciés et déchus, mais desquels on ne peut encore complètement se passer. Lors de leur visite à la Capitale, le roi ne leur a point tué une seule tête de bétail, il ne leur a donné que du poisson à manger. Aussi sont-ils sombres et peu communicatifs. Léwanika a fait le partage des femmes de tous les chefs massacrés ou en fuite; mais tous les enfants,H- ces chers petits enfants, dont quelques uns sont si intelligents et si aimables, — tous ont été impitoyablement mis à mort jusqu’au dernier. On nous donne des détails navrants sur cette horrible tragédie. Nous parlons affaires. Le roi est toujours pressant dans ses messages, et les chefs, qui ont reçu des ordres, nous promettent des hommes sans retard. Pour le moment, la grande préoccupation de leurs seigneuries, c’est le choix du site de la nouvelle Séchéké. Ils ont consulté les litaola, — jeté les dés, dirions-nous en français ; ils ont immolé des boeufs aux mânes des anciens chefs de Séchéké ; ils sont allés à l’aube du jour, en procession et conduits cérémonieusement par une femme, prier sur tous les tombeaux d’importance, et puis, le dimanche après-midi, ils sont venus en corps prier le Dieu des missionnaires. Donc rien ne manque maintenant pour assurer la prospérité de la nouvelle capitale de la province. Quelles leçons ils nous donnent tout de même, dans leur ignorance, ces pauvres païens ! Mokoumba, lui aussi, est de retour. Il s’est empressé de venir nous voir. Ngouana-Ngombé déposa à ses pieds son salaire de deux années de service, et, agenouillé devant lui, frappant des mains, il disait sur le ton de la supplication : « Mon maître, mon temps est fini, mais je voudrais rester avec le,s barouti (missionnaires) et m’instruire.... mon maître.... » Il tremblait d’émotion et de grosses gouttes de sueur ruisselaient sur la peau transparente de son visage. C’était là une scène d’un intérêt psychologique extrême. Mokoumba garda quelque temps le silence, puis, se choisissant une belle couverture de laine aux couleurs flamboyantes et lui passant le reste : « Mon enfant, dit-il enfin, je suis Mokoumba. Ce n’est pas moi qui t’enlèverai à ton père et à ta mère. Ils t’aiment, tu les aimes, tu es heureux, reste avec eux. Plus tard tu reviendras vers moi. » La figure de notre garçon s’illumina comme d’un éclair; il remerciait et frappait nerveusement des mains. Il semblait qu’il respirât déjà les premières brises de la liberté, et entrevît des horizons tout nouveaux. Tous ses amis vinrent le féliciter. Nous, nous bénîmes Dieu. Séchéké, 14 août. Les chefs ont tenu parole, et ils ont mis à nous obliger un empressement qui nous étonne. Ils nous ont amené une troupe d’hommes et de jeunes gens et nous en promettent encore un plus grand nombre. C’est dans leur intérêt, car les gages de l’esclave et du serf reviennent de droit à son maître, et chacun de ceux-ci doit recevoir une couverture de coton et du calicot. A ce compte-là un ballot ne va pas loin... Du reste, nous connaissons assez nos Zambéziens pour savoir que ce n’est pas le grand nombre qui fait le plus et le mieux. Nous choisissons donc et inscrivons très solennellement les noms de ceux qu’il nous faut et nous congédions les autres poliment. Gela ne fait pas l’affaire des chefs, ils discutent vivement et témoignent leur désappointement et leur déplaisir en nous tournant à moitié le dos, en fronçant les sourcils et en claquant la langue. Mais nous n’en avons cure. Nous sommes habitués à ce genre de boutades.
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