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nous à la Vallée. Son mari l’y aurait rejointe un peu plus tard, ce qui lui eût fourni l’occasion de faire la connaissance du roi et des principaux chefs du pays. Il faut maintenant renoncer à ce plan et à tous ses avantages. Mais que faire? Prolonger notre séjour ici, et retarder encore de toute une année la fondation de notre établissement à Léalouyi, c’est absolument inadmissible. Pour nous, maintenant, une année compte pour dix. Nous n’entrevoyons qu’une seule alternative, et nous en. frissonnons, mais rien qu’un moment. Le devoir est clair, notre décision est prise sans hésitation. Je partirai seul pour la Vallée avec nos deux artisans pour commencer nos travaux d’installation ; les wagons reviendront chercher ma femme, qui devra faire aussi, seule, le voyage avec Aaron et sa famille. Une fois ce point réglé, nous éprouvons un certain soulagement. Middleton enfin arrivé, nos préparatifs sont vite terminés et nos voitures chargées. Sur quatre, nous avons mis l’équivalent de deux charges à peine. Nous partageons nos boeufs. L’an passé, à la suite de nos voyages de Ka- zoungoula à Séchéké, nous en avons perdu par la piqûre de la tsetsé. La prévoyance généreuse de dignes amies nous a, par bonheur, mis à même de refaire un peu nos attelages. Nous avons maintenant, en comptant les vieux, les maigres et ceux que l’on dresse, tout juste le minimum des boeufs qu’il nous faut. Mais qu’il n’en périsse pas un seul en route ! Et les conducteurs, maintenant? Mon wagon n’a jamais manqué de bras quand il a dû rouler pour le service du roi. Voici deux hommes de Mangouato qui se chargeront chacun d’un wagon. L’évangéliste Aaron s’offre à conduire le mien; Middleton aidé de Kambourou prendra le quatrième, et Waddell, avec Ngouana- Ngombé, le tombereau transformé une fois de plus en arche de Noé. Ce n’est pas tout d’un coup que nous sommes arrivés à cette solution. L’an passé nos évangélistes s’étaient un peu tenus sur leur dignité ; ils craignaient sans doute que les Zambéziens ne se méprissent sur leur position vis-à-vis de nous. Une petite faiblesse que nous avons comprise et facilement excusée. Aussi sommes- nous d’autant plus heureux du bon esprit qui a poussé Aaron à nous offrir ses services, non seulement pour mon voyage, mais aussi pour celui de ma chère compagne. Reste encore à trouver des « leaders », des garçons qui courent devant les attelages pour les guider. Où les trouver, ces garçons? Séchéké et les villages des chefs sont toujours abandonnés et en ruines. Ceux des ma-Soubyia des environs sont aussi, en cette saison, complètement désertés. Hommes, femmes et enfants, tous sont dispersés dans les bois et dans les îles pour la chasse et pour la pêche. Rencontrons-nous par hasard quelqu’un à qui nous parlons de notre voyage, bo-Rotsi ké naga éa léroumo, léroumo lé teng ! « C’est un pays de meurtre et de sang, répond-il avec un visage tout décomposé, nous avons peur d’y aller. » La frayeur qu’inspirent les ba-Rotsi est telle, que même nos bergers ont voulu nous donner congé. Les parents de Kambourou et de Ngouana-Ngombé sont aussi accourus pour les arrêter. Mais ceux-ci nous sont restés fidèles, bien que leur engagement soit terminé; Kambourou, lui, va s’essayer au long fouet de conducteur. « Comment pourrait-il abandonner son père dans la difficulté? Il ne sait pas le métier, mais il fera de son mieux. » On ne peut pas demander plus. Il a un petit grain d’ambition, Kambourou. Avec les loques de toute provenance, dont il s’affuble à l’occasion, il est en train de se métamorphoser en motambezi, une dignité que revêtent les Hottentots et les métis qui suivent les Européens dans ces parages. Un jour ses aspirations le conduiront à Mangouato, aux Champs de Diamants, au Lessouto, qui sait ? pour chercher un peu de travail, de la civilisation, la liberté — et... beaucoup d’argent. Quant à Ngouana-Ngombé, il veut rester avec nous. Contre notre attente, il a su résister aux obsessions de ses frères aînés, et à celles surtout de la femme de Mokoumba, qui a envoyé messagers sur messagers et mis tout en oeuvre pour l’arracher de notre maison. « J’attends le retour de mon maître de Léalouyi, je veux m’instruire, moi », répondait-il avec respect, mais aussi avec la fermeté qui le caractérise. Et, dans son programme, n’allez pas croire qu’il ne fait entrer que la lecture, l’écriture, le calcul? Non. Pour lui, s’instruire, c’est se familiariser avec tous les travaux qui se font sous ses yeux : pétrir et cuire à point le pain dans une marmite, faire des chandelles, scier de long, raboter des planches, coudre, repasser le linge, laver des plaques de photographie, et que sais-je encore? Pas de fausse honte. Sa grande énergie lui rend facile toute espèce de travail. Son rire joyeux avec un bon coup de main va souvent donner de l’impulsion à des entreprises qui ne sont nullement de son ressort. Ce cher enfant écoute avec avidité la prédication de l’Evangile. Pendant mon deuxième voyage à la capitale, je lui avais envoyé une petite lettre qu’il reçut étant malade. « Ma mère, disait-il à ma femme, je comprends. Moi aussi je voudrais être un enfant de Dieu, je voudrais me convertir. » Jusqu’à présent il n’a pas encore fait le pas décisif. — S’il nous quittait, ce serait pour nous une perte probablement irréparable. Nous tremblons surtout à la pensée que ce garçon si bien doué, d’une nature si ouverte et si heureuse, soit, malgré lui, refoulé dans l’abrutissement et les malheurs du servage. Mais nous ne devons pas intervenir. Notre affaire, à nous, c’est de confier les intérêts de cette chère âme au Sauveur qui a donné sa vie pour la sauver.


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