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un troisième... Des souvenirs d’enfance, pour moi sacrés, surgissaient dans mon esprit. La mélancolie me gagna. Je rendis l’instrument à Mokouaé. Elle s’en empara d’un air triomphant, et, faisant courir ses doigts sur le clavier avec une agilité surprenante, elle en tira une cacophonie qui charmait évidemment son oreille. S ’excitant, elle se mit à chanter. Je passai une bonne demi-heure à écouter, tout ébahi, cette étrange sérénade. Etonnée de mon calme, sans doute, elle finit par poser l’accordéon et me dit d’un air satisfait : « Tu vois que, moi aussi, je sais jouer? » Je le crois bien, elle m’avait tout à fait éclipsé. Elle me demanda ensuite la permission de me visiter à l’îlot où j ’étais campé. J’eus la précaution d’envoyer cacher les objets qui pouvaient exciter sa convoitise. Je la reçus de mon mieux, avec une tasse de café noir et sans sucre qu’elle s’efforça, par politesse, d’avaler. Je lui fis présent d’une jolie couverture bariolée, qu’elle accepta avec sa brusquerie ordinaire. Mais il fallait voir sa figure et son excitation quand je lui montrai mes photographies. A la vue de celle de Mathaha, elle recula d’effroi : « Séfano ! Séfano ! criait- elle, l’infâme! l’infâme! Ces gens-là (parlant de moi) sont redoutables; ils ont dans leurs poches les vivants et les morts ! » Puis, se ravisant et riant de son rire cynique, elle répétait : <c Mais nous l’avons exterminé, ce Séfano ! » Quel contraste entre elle et sa cousine Maïbiba, que je vous faisais connaître l’année dernière ! Pauvre Maïbiba ! Après la chute de Thatira (Akou- founa),elle a pris la fuite. Mais Léwanika, qui a une grande estime pour elle, s’est laissé aisément fléchir et l’a envoyé chercher pour la ramener au pays. Le lundi, 22 mars, au point du jour, nos canots étaient chargés et nous partions-pour Léalouyi. La matinée était belle, la brise fraîche, le soleil radieux. Après les pluies de la veille et la tente humide, l’entrain et la gaieté renaissaient parmi nous. Vers les deux heures de l’après-midi, en approchant d’un village, nous y remarquâmes des groupes d’hommes, des canots et une grande animation. G’était le roi qui, avec une suite assez nombreuse, faisait depuis plusieurs jours un grand pèlerinage aux tombeaux de ses aïeux. Nous avions entendu ses tambours toute la matinée. Gomme nous approchions, une pirogue cingla les eaux comme une flèche et fut bientôt à nous : « Halte-là, n’avancez pas ! Le roi fait demander qui vous êtes. » Je fus pétrifié de voir que celui qui me parlait ainsi n’était autre que Mokano.- Or, ce Mokano, pendant une de mes absences .de Léchoma, s’était conduit envers nos dames d’une manière si grossière que je dus le traduire devant le lékhothla des chefs de Séchéké et lui adresser de vertes réprimandes. « Me reconnais-tu ? » dit-il en me saluant. ^ « Oh ! oui, Mokano ; va dire au roi qui je suis. » Un instant après, il était de retour: « Le roi te fait mander au village pour prier un des dieux de la nation. Prends avec toi une offrande de calicot, peu suffit. » — « Dis au roi que nous ne prions pas les morts. Je suis venu pour l’enseigner à prier le seul vrai Dieu, le Dieu vivant. » Mokano semblait voler ; il revint : « Le roi comprend tes raisons et te dispense d’aller prier au tombeau. Il te demande seulement la valeur d’un mètre de calicot blanc et il priera pour toi. » — « Dis-lui, répondis-je, que je désire le voir et parler moi-même avec lui. » Mes canotiers ne purent contenir leur indignation plus longtemps ; ils ne comprenaient pas mon entêtement. Mokano, lui, jubilait. Je n’eus pas à attendre longtemps la réponse de Léwanika : « Le roi ne peut pas te voir ; il faut que tu lui donnes d’abord le petit morceau d’étoffe qu’il te demande ; il le lui faut. » Bon, me voilà donc engagé dans une chicane que Mokano ne manque pas d’attiser, et sans la possibilité d’un tête-à-tête avec Léwanika pour lui expliquer mes raisons. Je donnai le mètre de calicot. Bientôt de bruyants yo cho / qui retentirent dans les airs me dirent ce qu’on en avait fait. Les dieux des ba-Rotsi se contentent de peu, un chiffon de calicot, un collier de perles ; mais il faut que ce soit du blanc; c’est obligatoire. On ne tolère pas d’autres couleurs dans leur élysée. Une barque couverte d’un pavillon de nattes glissa bientôt à côté de la mienne. Un homme en sortit, de trente-cinq ans environ, robuste, de belle taille, à l’air intelligent, avec des yeux protubérants, la lèvre inférieure pendante. Il portait pour tout vêtement, autour des reins, des paquets de peaux de petits fauves. Il me.tendit la main en souriant.: « Louméla morouti oa ka, ntate1 ! » Cette apparition royale avait pris mon monde par surprise. « Prosternez vous donc, leur criait-on de tous les canots qui nous avaient entourés, mo chouaélélé ! 2 » Mais non, ils étaient interdits, chacun agenouillé à son poste, frappant nerveusement des mains. Mokoumoa-Koumoa, lui, à l’avant de son canot, faisait la chose en règle. Debout, levant les mains en l’air, il criait pour tout le monde: « Taou-tona! yo cho! », puis s’agenouillait, puisait de l’eau dans ses mains, se la versait sur les bras, sur la poitrine, se frottait le front au fond de son canot, frappait des mains et débitait une foule d’épithètes louangeuses à l’adresse de Léwanika. C’est là ce qui s’appelle chouaéléla. Le roi paraissait ne faire aucune attention à toutes ces démonstrations. Il exprima le plaisir qu’il avait de me rencontrer, s’informa de nos santés, de mon voyage, m’offrit de partager avec lui une oie rôtie; puis, comme il devait continuer son pèlerinage, il me donna rendez-vous à la capitale. Ce fut alors une course en canots. Il y en avait une quinzaine. Celui de la femme du roi était monté par neuf hommes. Tous ces canotiers étaient chamarrés de peaux 1. « Salut I mon missionnaire, mon père ! # 2. « Faites la salutation royale. »


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