intimes. Mais dès que l’obscurité succède au crépuscule, les uns se méfiant des autres, ils prennent leurs armes et s’enfuient. C’est de part et d’autre un sauve-qui-peut général. Il est triste de voir ce grand village de Séchéké désert, silencieux et tombant en ruines. Malgré les visites dont je viens de parler, nous sentons vivement l’isolement. On dirait que les bêtes sauvages nous savent sans protection. Les crocodiles foisonnent dans la baie, ils s’attaquent à tout; nos cochons ont été leur proie depuis longtemps, et nos chiens aussi, ces begLux chiens de Terre-Neuve que tout le monde admirait, qui faisaient si bonne garde. Ils tenaient si vaillamment en échec les hyènes qui ne nous laissent pas de repos la nuit, et en veulent avec acharnement à nos chèvres ! C’est pour nous une perte irréparable. Les alertes se renouvellent toutes les nuits. On a beau tirer, on ne tue rien, et pour peu que cela continue, nous serons bien obligés de recourir à la strychnine. Et si seulement nous n’avions à batailler qu’avec les crocodiles, les hyènes et les léopards ! Mais ce sont les voleurs qui ne nous donnent pas de répit. Ils ne sont pas plus nombreux que d’ordinaire, sans doute; mais, depuis qu’il n’y a plus d’autorité suprême reconnue, ils sont d’une audace vraiment inqualifiable. De jour, ils viennent nous visiter, demandent à priser, causent et font les aimables, et trouvent le moyen, là, sous vos yeux, de se faire glisser sous l’aisselle un couteau, une hache, des serviettes ou du calicot. De nuit, ils forcent les plus fortes serrures et les meilleurs cadenas. Ils ne respectent rien. Ne nous avaient-ils pas pris une tente pour en faire des setsibal A qui porter plainte? Qui fera justice? L’autre jour, notre berger, un charmant garçon du nom de Sakoulalà, arrive tout essoufflé. Un voleur, et ce n’était pas le premier, avait, en plein midi et à portée de fusil, volé une de nos meilleures chèvres, puis avait gagné les bois. Je lançai sur ses traces quatre ou cinq jeunes gens qui travaillaient pour nous. Rien ne pouvait leur plaire davantage. Le soir, ils revenaient en triomphe, amenant le voleur avec les restes de la chèvre. C’était un fort jeune homme; mais il avait une entaille à la tête et la figure tout ensanglantée. A la vue de ses poursuivants, il avait, paraît-il, pris la fuite et voulait vendre cher sa liberté, quand un coup de massue l’étendit presque insensible. Pauvre hère! Il était là, agenouillé devant nous, essuyant en silence les invectives que ses compatriotes surexcités faisaient pleuvoir sur sa tête. Sans nous, ils l’eussent assommé de coups : « Un voleur, c’est un chien; pas de pitié pour lui ! » Les honnêtes gens, eux ! Ma femme, émue de pitié, le prit à part, lui lava le visage et banda ses plaies. Les Zambéziens n’en revenaient pas d’étonnement. Le voleur, lui, revenant de sa frayeur, essaya d’exploiter la pitié de ma chère compagne. « Je suis un honnête homme, ma mère, j ’ai même été en service à Mangouato, chez vos amis les Hepburn. Ce qui m’est arrivé aujourd’hui est un accident. C’est Dieu qui l’a voulu. » Je mis le coquin dans un bateau avec les restes de sa proie, sous la garde de ceux qui l’avaient saisi, et je l’envoyai à son chef. Celui-ci, furieux, ordonna qu’on le mît à mort. Je l’avais prévu, et j ’avais envoyé Séajika pour intercéder pour lui. On étranglait déjà le malheureux, quand le chef se laissa fléchir. « Va, lui dit-il, c’est au morouti que tu dois la vie. » Il alla se jeter à l’eau, plongea à plusieurs reprises. Il avait trouvé grâce auprès des dieux, puisque les crocodiles ne l’avaient pas dévoré ! Il vint s’agenouiller ensuite devant son maître, frappant des mains : « Changoué ! changoué 1 » Le chef lui répondit, lui aussi, en frappant des mains, et tout fut dit. J’en suis quitte, moi, pour la chèvre, dont on s’arrachait les débris, et pour la récompense donnée au brave Lékhoa qui avait si courageusement capturé le voleur. C’était un bon travailleur et un jeune homme respectueux et obéissant, que ce Lékhoa : nous l’aimions beaucoup. Nous n’avions jamais eu un meilleur Zambézien à notre service; et, quelques jours après, quand, son mois fini, il nous quittait pour retourner chez lui, nous le regrettâmes beaucoup. — Quelle ne fut pas notre stupeur de découvrir, après son départ, que lui non plus n’était pas parti les mains vides ! Il avait convoité une taie d’oreiller, des essuie-mains et que sais-je ? Mais, assez, fermons ce chapitre et n’y revenons plus... A notre arrivée ici, le 24 septembre, après un voyage aventureux, nous avions l’intention de passer outre et d’essayer d’atteindre la Vallée avant la saison des pluies. Personne ne s’y opposait. Nous n’avions pas de temps à perdre, car nous devions nous frayer un chemin à travers des bois épais infestés de tsetsé, des sables profonds, des rivières et des marécages, sur une longueur de 45o kilomètres. Faute de boeufs, nous ne prendrons qu’un wagon, et, pour la sixième fois depuis que nous avons quitté Léribé, laisserons nos bagages derrière nous et n’emporterons que l’indispensable. Avec de l’herbe et des roseaux, un abri est vite fait... Uqe grosse question qui nous préoccupe, c’est le mariage de notre chère Élise. Bref, nous décidâmes de l’avoir le 4 novembre. Nous lui donnâmes toute la publicité possible. Les chefs de Séchéké, ravis de cette nouvelle, nous envoyèrent d’avance quelques présents de nourriture pour l’occasion. Nous espérions même que ce serait un moyen de rapprocher les deux partis et d’amener une réconciliation. La veille du grand jour, arrivèrent des messagers de Robosi, qui firent leur pied-à-terre de la station et mandèrent les chefs des deux partis. Tout annonçait une belle fête. J’abattis deux boeufs; nous avions décoré de feuillage et de drapeaux français la charpente du presbytère
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