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celets, les ceintures, et le tabac qu’il avoit reçus de moi la veille en échange de son boeuf de guerre, lui déplàisoient maintenant, et qu’il m offroit de me rendre tout cela pour le rasoir , si je consent i s à le lui accorder. Le nouveau marché qu’il me proposoit étoit mauvais pour lui. Je sentois très-bien qu’un rasoir entre ses mains , employé à couper à sec le poil très-rude d’un cuir desséché , seroit gâté en très-peu de tems. J ’eusse désiré lui faire comprendre sur cela ce que son inexpérience l’empêchoit de sentir; mais comment- le lui expliquer? Déjà, dans son impatience, il avoit dit à l’un de ses camarades d’aller à sa hutte chercher les effets qu’il vbuloit me rendre. Moi j ’étois déterminé à lui céder le rasoir et à le prier de garder le tout. Mais au milieu de ces combats, tout-à-coup on tira près de nous un coup de fusil ; et à l ’instant même nous entendîmes des cris affreux. Je sortis précipitamment de ma tente pour savoir quelle étoit la cause de ce bruit ; et je vis un Kabobiquois qui, s’éloignant d’un de mes chasseurs, fuyoit à toutes jambes, tandis qu’à cent pas plus loin, trois hommes poussoiènt des clameurs lamentables, et que près d’eux une jeune fille étoit renversée par terre. Je fis signe à mon chasseur de venir à moi. Mais déjà l'explosion du coup, et les hur- lemens des trois hommes avoient jeté l’alarme dans la horde. On crioit à la trahison ; on couroit aux armes ; et j ’allois être, ou massacré avec ma troupe , ou obligé de l’armer et de commencer le massacre. Ma situation étoit d’autant plus critique que ni moi ni personne du kraal, nous ne savions quelle étoit la cause de tout ce trouble ; et quand je l ’aurois su, comment l’expliquer? Dans cet embarras, je pris le chef par la main et m’avançai avec lui vers la horde. La frayeur étoit peinte sur son visage. Il avoit les yeux mouillés de larmes, et me parfoit avec beaucoup de v ivacité. Probâblement il se croyoit tombé dans un piège; il se plâi- gnoit à moi et accusoit mes gens de perfidie. Cependant, il me suivit sans peine. Comme je me présentois avec lui et que j ’étois sans armes, on me reçut sans défiance , et ma présence parut calmer un pqu l ’effer- E N A F R I Q U E . vescence des esprits. Mes gens, qui m’avoient vu prendre le chemin du kraal, y accoururent en foule sur mes pas, pour me protéger ; et leur nombre en imposa à la multitude. Enfin, tout s éclaircit, et nous'sûmes ce qui avoit occasionné le tumulte. Un Kabobiquois , ayant rencontré un de mes chasseurs qui reve- noit avec son fu s il, avoit voulu connoître cette arme, et l’avoitprié de la lui montrer. IMais en la maniant, sa main s étoit portée sur la détente ; le coup étoit parti, et le Sauvage , effrayé d’une explosion à laquelle il ne s’attendoit pas , avoit jeté le fusil et s’etoit sauve à toutes jambes. Malheureusement il se trouvoit, à cent pas de-là et dans la direction du coup, trois hommes de la horde et une jeune fille. Celle-ci a v o it reçu un grain de plomb dans la joue, et les autres quelques grains dans les cuisses et dans les jambes. L ’auteur du désordre confirma lui-même ces eclaircissemens. Alors 1 effervescence fut appai- sée. On mit bas les armes, et je ne fus plus entouré que d’amis, comme auparavant. Il ne restoit plus qu’à connoître l’état des blessés et à leurporter les secours qui dépendoient de moi. Sans perdre de tems, je me transportai près d’eüx , toujours accompagné du chef. Nous rencontrâmes la jeune personne, qui revenoit du k ra a l, les yeux baigiiés de larmes. C’étoit pour un grain de plomb qu’elle se desoloit ainsi : encore ce grain étoit-il si peu enfoncé dans la peau qu’en la pressant avec les doigts je l’en fis sortir. Quant aux trois hommes, ils serou- loient à terre ; ils hurloient d’une manière épouventable et don- noient tous les signes du désespoir. Cette étrange consternation m’étonnoit beaucoup; et je ne con- cevois pas comment des hommes accoutumés à la souffrance s'affectaient à ce point de quelques légères piqûres dont la douleur n’eût pas même fait pleurer leurs enfans. Enfin , on m’en apprit la .raison. Ces Sauvages , dont la coutume est d’empoisonner leurs flèches, s’imaginoient que j’empoisonnois de même le plomb de mes fusils. En conséquence, ils se croyoient frappés à mort, et s’atten- doient à périr sous, peu d’instans.


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