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cette liqueur que fur une affiette qu’on plaçoit ordinairement devant lui ; j avois remarqué que , toutes les fois qu’il en avoit bu dans un verre, fa précipitation lui en faifant prendre autant -par le nez que par la bouche, il en avoit pendant des heures entières a toufl'er & à éternuer ; ce qui l’incommodoit fort, & pouvoit à la longue lui caifer quelque vaifleau. 11 étoit donc à mes côtés , fon affiette à terre devant lu i, attendant quon lui fervît fa portion , fuivant des yeux la bouteille qui faifoit la ronde, & s’arrêtoit à, chacun de mes Hottentots. Dans quelle impatience il attendoit fon tour ! comme fes mouvemens & fes regards fembloient nous dire qu’il craignoit que la cruelle bouteille ne fe vidât trop t ô t , & n’arrivât point jufqu a lui ! mais , hélas ! l’infortuné qui fe léchoit les. lèvres d’avance ne favoit pas qu’il alloit en goûter pour la dernière fois !... Raffure- to i, Leifeur fenfible, le bon Keès ne périt point, & mon eau de vie à l’avenir fut épargnée. J avois fini mes dépêches , & je mettois mes dernières enveloppes , au moment où il voyoit avec fatisfaâion la bouteille achever la ronde; il me vint dans l’idée de tromper ion attente par une efpiéglerie, fans autre motif que de lui caufer une fur- prife , & de m’amufer. On venoit de lui verfer fa portion dans fon affiette; tandis qu’il fe met en pofture , j’allume à ma chandelle une déchirure de papier que je lui gliffe fubtilement fous le ventre; l’eau de vie s’enflamme; Keès poufle un cri aigu, & faute à dix pas de moi , jurant de tout fon pouvoir ; j’eus beau le rappeler , & lui promettre mille carefles, ne prenant confeil que de fon dépit & de fa colère, il difparut & alla fe coucher : déjà la nuit étoit avancée; je reçus les adieux & les remercî- mens de tout mon monde, & chacun s'endormit profondément. Je dois obferver qu’à dater de cette peur terrible de mort Keès, j’ai vainement employé tous les moyens de faire oublier à cet animal ce qui s’ëtoit paffé , & de le ramener à fa liqueur favorite , jamais il n’en a voulu boire ; il l’avoit prife au contraire en aver- fion. Si quelqu’un de mes gens, pour lui faire niche, lui mon- troit feulement la bouteille, il marmottoit entre fes dents, jurant après lui ; quelquefois , lorfqu'il étoit à fa portée, il lui appli- quoit un foufflet, gagnant vite un arbre , & de là narguoit en fûreté le mauvais plaifant. Le-jour fuivant, après avoir récompenfé dignement l’intelligent Gommiffionnaire de M. Boers, je lui remis mes dépêches, & lui fis reprendre fa route. Dans la matinée, je commençai à difféquer l’une des têtes d’E- léphant ; je lui laiflai les dents molaires & les défenfes. Pendant cette opération , plulieurs de mes gens, qui étoient allés à la pro- vifion , avoient rapporté beaucoup de viande , toujours provenante des parties les plus fucculentes des quatre Eléphans : on les dépeçok par tranches fort longues & fort minces, afin qu’expo- fées au foleil, comme nous avions coutume de le faire, elles féchaflent plus vite ; les uns caffoient les os , les mettoient en petits morceaux dans nos deux marmites ; on jetoit par-defîùs de l’eau bouillante; à mefure que la graiffe fondoit , elle furna- geoit ; mes gens en rempliffoient des veffies & des boyaux pour la mieux conferver. Le Hottentot ne néglige jamais cette provifion; outre le befoin qu’il en a journellement pour fa toilette , il s’en fert auffi pour accommoder fes différens mets : quant à nous, nous n’en avions jamais trop ; car il en falloit encore pour graifler les roues des chariots & les courroies des attelages qui , fans ces précautions , auroient bientôt été defféchées par le foleil, & hors d’état de fervit : moi-même j’en faifois ufage pour ma chandelle & ma lampe de nuit ; ce qui m’en confommoit beaucoup ; à défaut de coton filé , je faifois les mèches avec mes cravates. - Cette fonte & tous fes accefloires nous prirent beaucoup de temps ; l’opération n’étoit point encore finie , quand on vint me donner avis de l’empreinte énorme d’un pied d’Eléphant qu’on avoit remarqué à cent pas de ma tente ; je courus vite pour la reconnoître; l’animal devoit être monftrueux; il n’avoit pas fait beaucoup de chemin, puifque la trace étoit toute fraîche. Nous battîmes avec foin la forêt ; en un demi-quart-d’heure il fut joint ; je l’ajuftai dans le bon endroit ; mais je fus bien furpris de ne pas le voir tomber: mon fufil aparemment n’étoit pas allez chargé,


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