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80 V O Y A G E dans la cruelle perplexité où j’étois, je pris le parti plus fage de ramaffer & de charger mon fufil. Je tirai coup fur coup : il étoit poflible que je fuffe entendu de mon camp ; je prêtois de temps en temps l’oreille avec une impatience & des palpitations mortelles ; j’entendis enfin deux coups qui me caufèrent la joie la plus vivé. Alors je continuai mon feu par intervalle pour attirer à moi ceux qui m’avoient répondu ; ils arrivèrent tous armés juf- qu’aux dents & pleins d’inquiétude & de trouble. Ils m’avoient cru pourfuivi par quelque bete féroce ; ils me virent au contraire dans la plus piteufe fituation , & pris fottement comme un Renard. L’alarme fut bientôt diflipée. On coupa fur le champ une longue perche qu’on me defcendit, & au moyen de laquelle je me hiffai comme je pus & regagnai le bord. Ce petit accident, dont le ciel ne m’eût pas fauvé comme le jeune Daniel, ne me fit pas oublier mon Touraco. Avec mes Chiens qui avoient fuivi la bande, je comptois bien le déterrer en quelque lieu qu’il fe fut caché; je les conduifis fur la voie; ils le trouvèrent blotti fous une touffe de brouffailles ; je mis la main deffus, & le plailir de pofféder enfin ce charmant animal me fit bientôt oublier ce qu’il m’avoit coûté d’embarras & de dangers. Je m’en fuis procuré par la fuite autant que j’en ai voulu ; je les prenois même tous vivans , parce qu’ayant remarqué dans le jabot de celui-ci l’efpèce de fruits dont il fe nourrit plus particulièrement , c’étoit toujours aux arbres qui produifent ces fruits que je m’adreffois, foit que je vouluffe les tirer, foit que je me con- -tentaffe de leur tendre des pièges. Cet oifeau, agréable autant par fa forme que par fes couleurs & fes accens bien prononcés , réunit la foupleffe à l’élégance; tous fes mouvemens font lafcifs , fes attitudes pleines de grâces. Sa couleur eft d’un beau verd-pré ; une belle huppe de la même couleur bordée de blanc, orne fa tête; fes yeux d’un rouge vif font couronnés par un fourcil d’une blancheur éclatante ; fes ailes font du plus beau pourpre changeant en violet, fuivant les attitudes qu’il prend, ou le point de jour fous lequel on l’admire, C’eft mal à propos que les Naturaliftes ont placé cet oifeau parmi les E N A F R t Q ET E. 8f les Coucous, avec lefquels il n’a aucun rapport. Le Coucou dans tous le s Pays du monde, eft un oifeau qui ne fe nourrit que de chenilles , d’infeâes , &c. & le Touraco eft frugivore. Le Coucou de tous les climats ne pond jamais que dans le nid des autres oifeaux, fur lefquels, par ce moyen , il fe décharge des foins & du fort de fa progéniture; le Touraco, plus fenfible, plus foigneux de fa famille, fait lui-même fon nid , y dépofe fes oeufs & les couve; , Ces deux feuls caractères fuffiroient pour en faire une efpèce différente du Coucou, pour en former un genre à part ; mais j’y reviendrai & j’en parlerai plus en détail dans mon Ornitologie. Dans les intervalles où tantôt de fortes pluies, tantôt de trop grandes chaleurs fembloient me forcer au défoeuvrement ( ce qui pourtant étoit fort rare ) , je ne reftois pas pour cela dans l’inaétion j je m’occupois dans ma tente à faire des trébuchets pour prendre vivans des animaux de toute efpèce. Mais on ne croira pas qu’avec mon fufil même, j’aye imaginé de m’en procurer de plus entiers & de mieux ménagés que ceux que j’attrapois dans mes pièges ; c’eft néanmoins de cette façon que je faifois la chafle aux oifeaux les plus petits & les plus délicats. Il eft bon que tout Naturalifte qui travaille lui-même fa Colleâion , foit inftruit du moyen que j’avois inventé. Cette expreflion n’eft point hafardée; cette idée eft neuve abfolument & , jufqu’à ce jour, je n’ai ouï dire à perfonne qu’un autre que moi en ait fait ttfage. Voici quel étoit mon procédé; je mettoïs, dans mon fufil , la mefure de poudre plus ou moins forte, fuivant les circonftances; immédiatement fur la poudre, je ' coulais un petit bout de chandelle, épais d enViron un demi-pouce ; je l’affurois avec la baguette, ehfuite je rempliffois d’eau le canon jufqu’à la bouche; par ce moyen, à la diftance requife, je ne faifois , en tirant l’oifeau, que 1 étourdir, larrofer & lui mouiller les plumes; puis , le ramaffant aùflitot, il navoit pas , comme dans un piège, le temps de fe débattre & de fe gâter; l’eau , pouffée par la poudre, alloit au but & le morceau de fuif, n’ayant pas la pefanfeur de l’eau , reftoit en Tome I, £


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